Les retables et le silence
Loin de toute conception autoritaire – et donc moutonnière, pour les spectateurs -, le Festival de Tarentaise propose des programmes sans concessions, le plus souvent dans des églises baroques de ces hautes vallées. Aux Allues (Saint Martin), ce sont les écrins-grottes des retables, un tabernacle d’or enchâssé entre les colonnes torses « où le pampre à la rose s’allie », les ombres des statues portées sur le mur par de discrets projecteurs, un Dieu le Père presque bonhomme sans que notre contre-plongée soit angoissante… La violoniste Hélène Schmitt s’avance avec simplicité, dans un enjouement qui traduit sa joie intérieure, situe sans jargon les œuvres. Prélude pour J.S.Bach, une Suite de l’aîné Jean Paul Westhoff : on est d’emblée saisi par l’inverse d’une éloquence factice, un son généreux et bien tempéré –comme on dirait : civilisé) ; et déjà à la fin de chaque mouvement ou même de phrase, on goûte cet accomplissement que bien peu savent ou veulent : la tombée dans un silence mystérieux, comme le vrai poète se dirige vers la fin de la séquence ou du vers, proposant des sonorités assourdies qui se raréfient pour mieux remplir de sens le vide interstitiel.
Une lumière intérieure
J.S.Bach ne peut donc être rendu que visionnaire, mais ici sans l’emphase qui a gâté tant d’interprétations « romantiques ». Dans les 2èmes Sonate et Partita, nous voici transportés à l’embarcadère du fleuve, à la jetée du port, au poteau indicateur de la route : devant, l’espace à gagner, l’inconnu de chaque instant alors que ce sont partitions si célèbres. On songe à la lumière du couchant qu’on vient de laisser en entrant dans l’église, aux teintes de mauve et de perle des montagnes qui ferment sans violence la vallée. Ce que la violoniste fait irradier de son jeu, c’est une lumière subtile, mi-Pérugin, mi-Vermeer. Elle l’a écrit aussi en parlant de son effort, dans un texte à l’inverse des extraits auto-satisfaits de press-book, et s’analyse en une rare justesse de ton : « Non qu’il y ait ans ces pages la moindre sécheresse, non, c’est plutôt la confrontation avec tant de lumière qui opacifie l’interprète, c’est la force d’un texte visionnaire qui peut étrangler la déclamation et la plaquer au sol. (On doit) ramener auditeur et interprète sur le chemin des profondeurs. »
Chartres et le baroque
Chant désolé d’un andante au bout de la solitude, sarabande improvisante en quête d’elle-même et de son étrangeté, saltarelle tournant sur soi jusqu’à l’ivresse, et toujours ce son de plénitude qui n’est jamais compact ou lourd, qui jaillit mais ne transperce pas les hauteurs pour le seul plaisir d’accéder au vetigineux…Bien sûr, la Chaconne de la 2e Partita est exemplaire, si loin du ton athlétique dont souffrent les interprétations qui se voudraient dans l’héroïsme de spectacle. A chaque séquence son visage : la sévérité poétique de la cathédrale de Chartres, de petits tourbillons baroques, sans maniérisme, chutant dans le silence, d’imperceptibles ralentis qui font progresser la sensation de montée au ciel par paliers et interrogations, une accentuation déliée, inventive, mais qui ne tourne pas au système, ce péché mignon de bien des baroqueux. La 18e sonate du Rosaire, de Biber, a intelligemment été donnée en pré-bis : un ange rilkéen ne cesse de planer sur ce concert inspiré. On ne sort du baroque immédiat de l’église que pour mieux rejoindre le fondamental qui unit la musique au paysage. Cette « musicienne du silence », en son respect jubilant de l’humain, nous place devant l’immensité des œuvres du passé, comme de la nature qui pour les protéger les accueille dans son hors-temps.
Si austère Ockeghem
Le lendemain, et selon le principe de l’itinérance sur les chemins du baroque, c’est dans l’église mi-romane mi rococo de Val d’Isère que résonne le chant austère des Huit de Musica Nova, un groupe lyonnais qui a bien du savoir – aboutissement d’une musicologie en recherche sur les énigmes d’une « Messe de n’importe quel ton » (Ockeghem ) – et de la beauté sonore « pure », sans aucun soutien instrumental. Le texte latin demeurant sans surprise, on cherche et on ne tarde pas à découvrir les « accents » constitutifs de cette beauté : un Gloria presque tendre et coloré par l’évocation du « paix sur terre », la jubilation de « vivos et mortuos » du Credo, la plénitude universalisante du « Sabaoth » dans le Sanctus, où le centre du monde semble atteint…Là où le jeu se complique, c’est que chaque version de la Messe est dans un mode (ce soir, ré et fa), et que la mémoire sonore alliée à la culture de la musique médiévale ultime doit travailler ferme. Voilà qui s’appelle respecter l’auditeur, mais un minimum d’explications ne fâcherait pas le non-spécialiste : promis, demain à Moutiers, pour sol et mi, on ne sera pas lâché en parapente sans instruction(s) dans le ciel de Tarentaise ! La direction et la stature si verticales du « primus inter pares », Lucien Kandel (comme une statue-colonne qui s’animerait de sa propre intériorité, ou – plus moderne -, un sémaphore spirituel), si impressionnantes, feront ainsi mieux saisir les lignes de force de cette musique de l’essentiel. Et puis un bis – le Tombeau d’Ockeghem par Josquin – nous rappelle déjà, et tout à coup, de quelle force émotive il peut s’agir en cette « fin du Moyen-Age » où les historiens voient la panique devant les œuvres de la mort mais aussi le désir de connaître un nouveau monde. Grâces soient rendues à un festival qui sait proposer, sans forfanterie, de telles grandeurs, et se tenir à cette Ligne Générale !
16 ème Festival Les Chemins du Baroque en Tarentaise. Eglise Saint Martin, Les Allues, le 31 juillet 2007 : Suite, de J.P.Westhoff (1656-1705) ; 2eSonate et 2e Partita pour violon de J.S.Bach (1685-1750) ; 16e Sonate de H.I.Biber (1644-1704). Hélène Schmitt, violon baroque.
Eglise Saint Bernard, Val d’Isère, le 1er août 2007. Jean Ockeghem (1410-1497): Missa Cuiusvis toni, modes de ré et de fa. Josquin des Prés (1440-1521): Tombeau d’Ockeghem. Musica Nova. Lucien Kandel, direction.
CD
Hélène Schmitt a entre autres enregistré l’intégrale des Sonates et Partitas de Bach chez Alpha ( 2cd, 082). Musica Nova a enregistré, entre autres, Guillaume Dufay, Flos Florum ( Zig-Zag territoires 050301). A paraître : Ockeghem: Missa cuiusvis toni.
Crédit photographique
Hélène Schmitt (DR)