Oullins (69). Journées GRAME, Théâtre de la Renaissance du 24 au 26 février 2015. Samuel Sighicelli, Tanguy Viel : Chant d’hiver, spectacle musical, création. Concerts,installations spectacles, jusqu’au 19 mars 2015. Une création chantée-hivernale, bien évidemment en milieu d’hiver : c’est ce que propose la Renaissance, en milieu d’hiver : mélange de musique, video, mise en espace et théâtre, conçu par le compositeur S.Sighicelli et l’écrivain T.Viel, qui font aussi appel aux citations de Schubert (Voyage d’hiver) et du romantisme allemand. Chant d’hiver s’inscrit dans la programmation des Journées du GRAME (jusqu’au 19 mars) et en prolonge l’esprit de recherche.
Eclairs de pensée
« Ce qu’il y a de meilleur dans les sciences, c’est leur ingrédient philosophique, telle la vie dans les corps organiques. A déphilosopher les sciences, que reste-t-il ? Terre, air et eau…. L’eau est une flamme mouillée…Nos pensées elles aussi sont des facteurs effectifs de l’univers…Les objets de l’art romantique doivent se présenter comme les sons d’une harpe éolienne, brusquement, sans être motivés et sans trahir leur instrument… Le désir de savoir est composé étrangement, ou mêlé de mystère et de science….La flamme compose et décompose l’eau. Elle oxyde et désoxyde. Electrise et délectrise. L’air ne serait-il pas le résultat d’une combustion, comme l’eau ?….Il n’est qu’un unique temple sur la terre, c’est le corps humain .On touche au ciel quand on touche au corps humain… » Ces éclairs de pensée – un peu plus tard dans le XIXe, on dirait : des « illuminations »-, appartiennent à l’un des plus purs témoins du romantisme européen, Friedrich von Hardenberg.
Novalisiana
Vous avez dit, von Hardenberg (1772-1801) ? Novalis, peut-être ? Gagné ! Ce « météore », mort à 29 ans (deux ans de moins sur la terre que Schubert) s’était donné cet hétéronyme latin pour « s’identifier à la terre vierge – terra novalis -, le limon originel de la Genèse, et peut-être le matériau premier du Grand Œuvre » (M.de Gandillac). Et avait laissé avec ses Hymnes à la Nuit un des plus décisifs recueils de la poésie occidentale. Mais ce qu’on sait moins couramment, c’est que cet homme de la fulguration et de l’intuition poétiques avait une formation et un métier scientifiques, non pour orner son apparence, et pas seulement pour obéir à ce que voulait son père, le baron von Hardenberg. Devenu ingénieur des Mines, il étudia passionnément la géologie et l’électricité. Rejoignant en cela le jeune Hölderlin, aux dires d’un de leurs amis : « Ils cherchaient la pensée dans l’action, la beauté esthétique et la science. »
L’ange ingénieur et le doux Franz
Petit excursus pour mieux aborder Chant d’Hiver, en lisant les déclarations de ses auteurs (Samuel Sighicelli, Tanguy Viel… sans oublier Schubert, cité à travers son divinatoire Voyage d’hiver), leur lien en profondeur avec un romantisme allemand dont en « Français cartésiens » nous avons tendance à restreindre le rayon d’action mentale et spirituelle. Ces romantiques ne sont pas seulement classables en poètes, musiciens, philosophes : une de leurs intuitions fondamentales est que « tout » communique dans l’idéal d’absolu qu’ils poursuivent, en écho des humanistes de la Renaissance, et que le compartimentage de l’art serait sottise réductrice, sans générosité. « L’ange ingénieur », suivant la belle formule de Michel Tournier désignant Novalis, et le doux Franz (Schubert) sont certainement les incitateurs et compagnons de route rêvés pour des chercheurs -écrivain, compositeur – qui aujourd’hui « naviguent »entre Voyage-Art et Aventure-d’un-homme de sciences au pôle glacial de la terre.
Glaciologue soudant l’histoire terrestre
« En une forme scénique directe et intense, avec deux musiciennes (Elsa Dabrowski,Claudine Simon) un comédien (Dominique Tack), un dispositif sonore et visuel (Fabien Zocco) et une chorégraphe (Marian del Valle) deux voyages hivernaux, donc : celui, rêvé, de Schubert et celui, historique, d’un glaciologue dans la nuit polaire. » Et c’est l’évocation d’une mission scientifique réellement menée au pôle absolu du froid terrestre (-89° !) par Claude Lorius – en 1984, merci George Orwell pour la coïncidence ! – qui permet d’évoquer la « reconstitution des climats jusqu’à 400.000 ans en arrière, grâce à une analyse de la glace extirpée à 2000m. de profondeur : eh oui, la remontée des températures moyennes de notre planète depuis le XIXe est en grande partie liée à l’activité humaine ». Ainsi se mélangent, comme dans les romans initiatiques de Novalis (Heinrich d’Ofterdingen, Les disciples à Saïs) les méditations sur l’injonction « être toujours en état de poésie », et les intuitions de la connaissance : « Celui-là seul à qui sont présents les temps primitifs peut découvrir la simple loi de l’histoire…Les hommes sont un cristal pour notre âme, ils sont la nature transparente. »
Un espace de blanc absolu
S.Sighicelli dit de l’écoute qu’elle est « disposition de l’esprit à pénétrer un univers ou être embarqué par lui. Donc trois voix d’un contrepoint :musique intégrant des lieder du Winterreise et un lied de Schumann, ainsi que des outils électroniques ; textes de Tanguy Viel(récit du glaciologue de 1984, sous la forme d’un journal de bord documenté sur son expédition, poésies d’Eichendorff,Novalis, W.Muller – le « librettiste » de Schubert – ; scénographie, avec un espace blanc et dépouillé, une lumière qui travaille sur des degrés d’obscurité de ce blanc environnant, une video générative en blanc sur noir à partir de modèles empruntés aux sciences de la terre (flux climatiques , vortex des courants marins ou des vents, textures organiques, ondes naturelles, érosion…).D’où une polyphonie scénique, musicale et visuelle au service d’un univers singulier et évolutif.
L’incompréhension et l’effroi
Ce blanc omniprésent, cette solitude d’un monde déchirant et cassé – cela nous vient à l’esprit en revivant la culture romantique -, et bien que l’allusion possible ne soit pas mentionnée dans les documents introductifs à Chant d’hiver, n’est-ce pas aussi, fort contemporain de l’écriture schubertiennne, le tableau de K.D.Friedrich, « La mer de glace » (dit aussi : « Naufrage de l’Espoir », par allusion aux navires des expéditions Hercla et Gripper, ainsi que le mentionne le livre de Gabrielle Dufour), non plus paysage accroché à l’anecdote, mais surtout méditation qui « conduit le regard à la frontière du néant » ? Ou bien « simplement symbole d’une contrée inaccessible, aux confins du monde visible » ? Lors de l’exposition à Dresde, en 1824, le tableau suscita l’incompréhension, et même des réactions d’effroi… tout comme le Winterreise, quand Schubert en donna la première audition privée à ses amis.
On est aussi renvoyé, par une coïncidence homonymique, à la lecture de Friedrich par un… autre (von) Schubert , Gotthilf-Heinrich, qui loua le peintre dans ses Considérations sur les aspects nocturnes des sciences de la Nature, Friedrich découvreur de l’intertextualité esthétique qui voulait faire « représenter » ses tableaux au sein d’une démarche musicale… Oui, admirable romantisme allemand dont les commentaires d’Armel Guerne, et un peu plus tôt, d’Albert Béguin (L’Ame Romantique et le Rêve) contribuent à nous montrer la grandeur, et le sens toujours actuel, urgent !
Compositeur en résidence
On attend donc avec impatience les intuitions qui guident Chant d’hiver. Samuel Sighicelli a été disciple en composition de Gérard Grisey, pensionnaire à la Villa Medicis, co-fondateur avec Benjamin de la Fuente de la Compagnie Sphota (sept spectacles pluri-disciplinaires) ;il conçoit la mise en scène (et espace) comme intimement liée à sa composition. Il a aussi écrit pour le cinema (avec le groupe Caravaggio, dans l’Amour est un crime parfait, des frères Larrieu). La Renaissance d’Oullins l’accueille comme compositeur en résidence depuis 2013. Tanguy Viel (Black Note, Cinema, Paris-Brest) est publié aux éditions de Minuit,il a déjà travaillé avec S.Sighicelli, et pour un livret d’opéra avec Philippe Hurel.
Les Musiques très scéniques du GRAME
Ce Chant d’hiver pour clore l’hiver est un temps inscrit dans la 8e édition (22 janvier- 19 mars) des Journées que le GRAME lyonnais consacre à son intervalle bisannuel du Festival Musiques en Scène. Années paires, M.E.S. donc, vaste dispositif, et années impaires (2015…), un éventail ouvert sur printemps et automne. C’est « création musicale en mouvement, réunissant jeunes musiciens,danseurs et plasticiens autour de compositeurs confirmés,avec une quinzaine de 1ères mondiales et françaises ». En 2015, ce sont activités croisées France-Corée. Expositions, avec jusqu’au 14 mars, une « brouette centenaire » de Félix Lachaize, revenue de Taiwan, et accompagnant Paralell City, installation de Lien Chen Wang. En concerts, le Théâtre de Vienne, un peu avant Chant d’hiver, programme une Voie du Souffle, par le Quatuor Habanera, où sous le vent de l’immense Ligeti, l’esprit du prestigieux aîné Peter Eötvös « protégera »des œuvres de Philippe Leroux, Alexandre Markeas, et Franck Bedrossian (24 février). En deux journées, Smartact confronte art et téléprésence (25-26 février).Une Light Music (Thierry de Mey) met sous la direction de l’enseignant Jean Geoffroy projections et dispositif interactif pour étudiants musiciens et danseurs du CNSMD (12 mars). Et retour à la Renaissance (18-20 mars) pour un spectacle franco-canadien – 11 percussionnistes, polyphonie de sens et de sons – sur des poèmes de Gaston Miron, L’Homme Rapaillé…
L’œil de l’esprit
Allez, un salut à Friedrich : « Clos ton œil physique, afin de voir d’abord ton tableau avec l’œil de l’esprit. Ensuite fais monter au jour ce que tu as vu dans ta nuit… » Et à Novalis : « On a fait de la musique éternelle et inépuisable de l’univers le tic-tac monotone d’un immense moulin, où on est porté par le torrent du hasard. » Et heureux Chant de nuit !
Oullins (69) Théâtre de la Renaissance. Du 24 au 26 février 2015 (20h). Chant d’hiver, de Samuel Sighicelli et Tanguy Viel.
T. 04 72 39 74 91 ; www.theatrelarenaissance.com
Journées GRAME. Jusqu’au 19 mars.
T. 04 72 07 37 00 ; www.grame.fr