Ardèche (07). Festival des Cordes en Ballade, du 2 au 14 juillet 2015. 17e édition de ce festival « itinérant » sur un département aux portes du domaine méditerranéen. En 2015, le thème revient à l’Europe Centrale, exaltant le rôle « alla zingarese » de musiciens interprètes et compositeurs qui inspirèrent et inspirent tant d’œuvres et d’actions depuis plusieurs siècles. Hommage tout particulier, en ces deux semaines, est rendu au grand Hongrois Giorgy Kurtag.
Un fleuve…
Le Rhône-fleuve-dieu, c’est bien connu dans l’hexagone, et ça finit par rejoindre la Mère Méditerranée, avec 800 petits kilomètres de parcours. Mais le Danube ? Quelle drôle d’idée, ne partant même pas de la citadelle glaciaire alpine comme son collègue, d’aller se jeter dans la Mer Noire, 2.850 kms. plus à l’est. ! Qui plus est, après avoir traversé quatre pays(Allemagne, Autriche, Hongrie, Roumanie), tandis que son rival n’est qu’helvético-français. Allez, mélomanes, ce sera tout pour les révisions-rattrapage de juillet, et on le rappelle parce que les Cordes ardéchoises se balladent cet été non vers la Méditerranée, voire comme en 2014 en traversant l’Atlantique vers l’Amérique Latine, mais en Europe Centrale et Orientale.
…et un train
Encore que l’édito ne parle pas navigation fluviale, mais rythme lancinant-ferroviaire d’Orient-Express, train Paris-Vienne-Constantinople lancé sur les interminables rails en 1883 (tiens, l’année de Wagner Mort à Venise) et demeuré mythique aussi à cause des écrivains qui l’empruntèrent, Tolstoï, Hemingway, Kessel, Agatha Christie (un certain « Crime de l’O.E. »), et aussi pour le retour – 1938- vers une mort à Londres dérobée à l’œil cruel des Nazis, Freud guidé par son Antigone de fille, Anna…
Les Messages de Gyorgy Kurtag
Cordes en ballade propose donc « des paysages musicaux fabuleux, dans le cadre d’une édition métissée, à la rencontre des esthétiques, des histoires et des imaginaires de l’ Europe Centrale. C’est le sens de cet Alla Zingarese choisi pour intituler le périple de 2015 :une pièce écrite par Brahms dans le style tzigane introduit Dvorak, Bartok, et des musiques classiques, populaires,folkloriques, klezmar, tziganes. » Symbole des écritures contemporaines auxquelles le Quatuor Debussy est si attaché, l’édition est sous le signe de l’immense Gyorgy Kurtag, digne successeur en son pays de Bela Bartok. Immense par l’inspiration, et pourtant, en adepte de la pensée webernienne, capable de concentrer ses intuitions dans les petites formes : en témoignent dans ses œuvres de musique de chambre, les Microludes, les Jatékok (petits miroirs-jeux pour les enfants), ou même réunis en cycle, les courts poèmes-Messages de feu Demoiselle Troussova. Mais cette écriture peut aussi s’imprégner de ce qui inspira si constamment Bartok et Kodaly, le folklore et le chant de cette mosaïque qui a nom Europe Centrale…
Le Quatuor Debussy avait reçu des conseils de G.Kurtag, au CNSM de Lyon : ils vont donc pouvoir transmettre des…Messages de ce maitre humaniste, qui est au programme de quatre concerts : des Jelek pour violon puis alto(dans le cadre des Festins de Brahms), des hommages en quatuor au Renaissant Jacob Obrecht et au fondateur du Quatuor Lassalle, Walter Lewin, « les mystérieux Aus der Ferne »(le Lointain cher à l’imaginaire romantique, un Officium Breve dédié à Webern et au Hongrois Andreae Szervansky.
Le Prince Lakatos
Vous avez dit : tzigane ? Ce peuple libre aurait-il sinon dieu, du moins maître, que le dossier de presse l’appelle « prince des tziganes » ? Mais la dénomination est esthétique, bien sûr, pour un Roby Lakatos, « démon du violon,rare type de musicien universel, et d’ailleurs issu (né en 1965) d’une légendaire lignée de violonistes tziganes remontant à Janos Bihari.Dès l’âge de 9 ans, il a été « violoniste dans un ensemble gitan, puis est « entré en classique » au Conservatoire Bartok de Budapest, et là bientôt 1er Prix de violon classique. Ensuite fondateur d’un groupe qui fera le tour du monde,il joue aussi bien avec Herbie Hancok ou Quincy Jones que Maxim Vengerov, et Yehudi Menahim l’a constamment admiré…Dans la cour d’Aubenas, le voici en dialogue avec les Debussy et l’Orchestre Nouveaux Talents SPEDIDAM (Dvorak, Monti, Bock), puis il s’élance avec son Ensemble R.L., pour une carte blanche en sa « Passion », tzigane et classique, avec l’appui du cymabalum, « instrument emblématique de l’édition 2015 ».
Klezmer , cymbalum et violon
Autre élément du patrimoine d’Europe Centrale, le « klezmer, genre musical des juifs, marqué par l’expression des joies et peines pourles juifs ashkenazes, et qui faillit être anéanti par les nazis mais survit grâce à ceux qui purent s’exiler aux Etats Unis », est l’objet d’un renouveau dont le clarinettiste Yom, qui a uni son art klezmer au rock et aux musiques électroniques.Ici « le thème du retour est omniprésent, en compagnie, comme au concert de la veille, de Iurie Morar, immense virtuose du cymbalum, l’instrument cher au cœur des Hongrois et une Europe Centrale qui l’a nommé « le piano tzigane ». L’ouverture du Festival, à Viviers, aura uni le si poétique quintette avec clarinette (P.Messina) et des danses hongroises de Brahms à Liszt rhapsodiant (et arrangé pour cymbalum) et P.de Sarasate(la violoniste Sarah Nemtanu, « doublure » musicale de Mélanie Laurent, dans « Le Concert, très grande représentante des jeunes générations).. « Re-festins » brahmsiens en musique de chambre et un écho « kurtagien »(les Debussy et le pianiste V.Mardirossian, puis le message énigmatique et joyeux de l’inclassable, pluri-interprète et même magicien Yanowski avec sa « Passe Interdite ».
L’enfer de Terezin
Les Debussy sembleront revenir à du romantisme « classique » dans le 8e Quatuor beethovenien (op.59 n°2) et l’op.51 n° 1 de Brahms, tout en se tournant comme à leur habitude vers les écritures contemporaines, un Psaume 90 écrit en écho de la prière juive du Kaddish par Pascal Amoyel. Leurs amis – même génération – du Quatuor Danel exploreront eux aussi Brahms, mais aussi Dvorak, Smetana et Bartok. L’œuvre de Pascal Amoyel revient avec son Kaddish, composé à la mémoire des enfants victimes de la barbarie nazie qui installa en Autriche le camp de Terezin, pseudo-vitrine d’un emprisonnement « plus humain » des opposants et des Juifs (la Croix Rouge suisse s’y laissa berner lors d’un passage d’ailleurs plutôt complaisant), en réalité antichambre de la mort dans les camps d’extermination comme Auschwitz. Quelques musiciens échappèrent à l’enfer, le chef d’orchestre Karel Ancerl, ou le compositeur tchèque Frantisek Domazlicky dont les Huit Chants affirment « la volonté inébranlable de vivre après l’horreur ». Dans la suite de ce concert émouvant, le grand aîné et ami violoniste Patrice Fontanarosa se tourne vers les Danses de Brahms et Bartok.
Les si jeunes quatuors
Du côté de la jeunesse qui monte, on connait les actives idées « debussystes », dont la session ardéchoise est pour une large part consacrée au travail des nouveaux musiciens sur le terrain, ce qui se réalise en stages, classes de maîtres et rencontres. La parole en concert est donnée à des éléments parmi les plus prometteurs ou déjà entrés dans la voie professionnelle. Ainsi pour le concert en la magnifique église romane de Mélas(Le Teil) : les Arethusa, formés au CNSMD de Lyon, se sont donné comme référence mythologique la fontaine qu’était devenue la nymphe Aréthuse pour échapper au dieu qui la convoitait. Leur imaginaire musical les emmène vers le 1er desQuatuors Milanais de Mozart, vers Brahms (op.51/1) et vers une « tendre Elégie » du si raffiné compositeur français Philippe Hersant. Les Madera, Bruxellois conseillés par le Quatuor Danel, et actifs depuis l’année dernière, rendent hommage dans le site austère de la Commanderie de Jalès à Haydn, Dvorak et au Kurtag de « W.Levin 85 » et « Jacob Obrecht ». Leurs compatriotes de Adrasta (2013) vont en montagne (« Antraigues-Jean Ferrat ») pour un similaire Haydn-Dvorak, et envoient « Aus der Ferne » les signaux de Kurtag, et l’écho leur renvoie – les Nostos, non moins Belges – un Haydn et Mendelssohn, et le Kurtag d’Officium Breve, au terme du parcours fluvial de l’Ardèche (Saint Marcel).
Itinérance et réflexion sur le pas si bel aujourd‘hui
On n’oubliera pas d’autres particularités de ce Festival en itinérance : un ancrage sur le territoire ardéchois – très diversifié : montagne, garrigues, vallées -, un appui sur le patrimoine –art roman, gothique, classico-baroque -, des marches et visites guidées , une convivialité qui touche tous les âges, une dimension humaine et sociale – partenariat engagé avec Cultures du Cœur pour l’accès aux concerts des plus démunis -, une aide musicale avec présentations et « clés d’écoute » et rencontres avec interprètes et créateurs… Les partenaires publics apportent une « aide logistique et financière sans laquelle le Festival ne pourrait avoir lieu : Région Rhône-Alpes, Conseil Général de l’Ardèche, Compagnie Nationale du Rhône, communes accueillantes »… ce qui en cette époque de resserrage des crédits est d’une importance matérielle et humaine certaine.
Et tout cela permet de réfléchir sur ce qu’en Europe Centrale (et en Europe tout court) le risque d’oublier l’apport de ces « peuple(s) errant(s), nomades, gens de voyage, apatrides, inassimilables, identitaires insaisissables qui eurent noms Juifs, Tziganes , Manouches ou Roms » aux cultures si sédentaires qui voulurent -qui voudraient ? – les rayer de vie commune et d’humanité…
Festival des Cordes en Ballade , Ardèche 07. Du 2 au 14 juillet 2015.Treize concerts, animations, rencontres, visites, stage Académie d’été… Renseignements et réservations. Téléphone : 04 72 48 04 65, 06 28 34 72 19 ; www.cordesenballade.com