CD, compte rendu critique. Saint-Saëns : Trios pour piano, violon et violoncelle n°2 opus 92 et n°1 opus 18 (Latitude 41, 1 cd Eloquentia). Après un précédent cd Eloquentia dédié aux Trios de Schubert, les 3 instrumentistes de Latitude 41 récidivent, particulièrement engagés par le chambrisme toujours mésestimé de Camille Saint-Saëns. La passion du violoncelliste Luigi Piovano pour le romantique français inspire le choix du programme et favorise de facto sa complicité communicative avec ses partenaires (la violoniste Livia Sohn et la pianiste Bernadene Blaha). On retrouve donc une sonorité fluide et cohérente qui sait articuler et phraser avec cette finesse et cette élégance propre au romantisme français de la période. Une période élargie puisque près de 30 années séparent la composition du Trio n°1 et n°2, les années 1860 pour le premier, le début des années 1890 pour le second.
Latitude 41 dévoile le Saint-Saëns chambriste
Esquissé pendant l’été 1863, le Trio n°1 est achevé à Paris en octobre 1864. Il est repris souvent par l’auteur et joué pour l’inauguration de sa statue de Dieppe, le 27 octobre 1907. La structure et sa perfection architecturale subjugue Ravel qui s’en inspire pour son Trio en la (1914). Si Saint-Saëns s’inspire des premiers romantiques germaniques, Mendelssohn et Schumann principalement, il insuffle à la forme une nouvelle jeunesse par la vitalité des mélodies, l’élégance de la conception, la spontanéité de l’écriture : le piano instrument dont Saint-Saëns était virtuose, est d’un raffinement permanent, délicat et mesuré.
L’Allegro initial laisse le violoncelle règner de façon souveraine ; l’Andante d’esprit rhapsodique recycle très habilement des motifs populaires du Centre (que n’auraient pas reniés ni Canteloube ni d’Indy). Le déploratif rustique y précède une langueur sensuelle toute fauréenne… La syncope relance constamment la structure du facétieux Scherzo : une mécanique dont la perfection relève de la perfection horlogère. Le final indiqué Allegro est spirituel et tendre… Les instrumentistes de Latitude 41 se glissent avec intensité et précision dans le réseau complexe et continûment changeant des séquences qui s’enchaînent, composant d’un mouvement à l’autre, un parcours miroitants qui palpite par leur approche des plus versatiles.
Le Trio n°2 opus 92 (placé au début du programme) est de presque 30 ans plus tardif que le premier : écart emblématique d’une maturité nouvelle celle des années 1891 et 1892 (l’œuvre est créée le 7 décembre 1892). Sa longueur et sa complexité étonnent tout d’abord : la structure est en 5 mouvements et débute par un allegro « noir de notes et de sentiments » selon Saint-Saëns : c’est dire sa densité émotionnelle. Les 3 premiers mouvements balancent entre la lenteur et la vivacité, ni scherzo ni allegro : l’Allegretto est bancal et idylliquement clownesque (Lecocq) ; l’Andante reprend la structure d’une berceuse, avec de subtiles fondus entre les tonalités révélant souvent une texture suave, d’un raffinement inoui (passages du piano en fa mineur et du violon entrant en sol majeur… La poésie du Gracioso poco allegro envoûte, avant le Finale qui se déroule comme une improvisation : il touche tout autant pas son allure naturellement allante. Vrai défi sur le plan agogique, les interprètes préservent continûment le flux organique qui emporte l’intense et parfois âpre expressivité des 5 mouvements.
Le cas Saint-Saëns. Il y a bien un « cas » Saint-Saëns : inclassable, atypique, faussement classique, mais réputé moderne donc iconoclaste pour ses contemporains : Premier Prix d’orgue dès 16 ans (il deviendra organiste virtuose à la Madeleine en 1858), Saint-Saëns est refusé pour le Prix de Rome qu’il méritait, car il est jugé trop jeune en 1852. Maître de Fauré et de Messager, il se taille une solide réputation comme professeur à l’école Niedermeyer (1861). Il perd ses deux jeunes enfants en 1878 : son couple n’y résiste pas et il mène dès 1881 quand il est nommé au fauteuil de Reber à l’Institut (46 ans), un vie errante : la Symphonie avec orgue et le Carnaval des animaux (1886) marquent le sommet de son art, un art où l’idéal préserve surtout la forme : il est comme Ingres, étiquetté pompier : c’est tout l’inverse, l’élégance de la ligne le distingue avant tout, Saint-Saëns est un « moderne classique ». Saluons le label Eloquentia pour son choix artistique, soulignant ce Saint-Saëns chambriste d’une absolue singularité d’autant que les trois musiciens de Latitude 41 savent en exprimer, surtout dans le Trio n°2, la science sensuelle, cette houle parfois âpre qui fait de Français, un proche de Brahms, par la profondeur et l’intensité mélancolique.
CD. Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Trios pour piano n°1 et n°2. Trio Latitude 41. Bernadene Blaha, piano. Livia Sohn, violon. Luigi Piovano, violoncelle. 1 cd Eloquentia EL 1547. Enregistrement réalisé en Italie en février 2014.
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