jeudi 24 avril 2025

Sergueï Rachmaninov: Les Cloches, Danses Symphoniques, Symphonie n°2. WDR Sinfonieorchester Köln. Semyon Bychkov, direction (2 dvd Arthaus Musik)

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Bychkov interprète Rachmaninov

A la tête du WDR Sinfonieorchester Köln, Semyon Bychkov (55 ans) dirige trois oeuvres clés de Rachmaninov dont Les Cloches (1913) et les Danses Symphoniques
(1941), chacune composée avant ou pendant la guerre: le chef d’origine
russe, lui aussi exilé aux Etats-Unis, souligne l’expérience et les
visions d’un compositeur déraciné, en proie à la nostalgie, l’énergie
du combat, la conscience de l’anéantissement. Outre les concerts, le
coffret accompagne les oeuvres, d’un documentaire fouillant la vie de
l’auteur, la relation du chef avec la musique, le rapport des
instrumentistes avec la vie de l’orchestre… Approche engagée.

Trois opus, un destin
Semyon Bychkov, né en 1952 à Leningrad n’ a jamais caché sa profonde admiration pour l’oeuvre de Rachmaninov. Agé de 21 ans (1973), le chef remporte le concours de direction organisé à l’occasion du centenaire Rachmaninov (1873-1943). Déjà, voici déjà tout un symbole. En août 1975, rejoignant New York après avoir fui le régime soviétique, Bychkov est accueilli par les proches du compositeur (par la fille de son cousin, Alexander Siloti) et considéré même comme l’un des membres de la famille.
Dans ce triptyque filmique qui marque en 2007, les 10 ans de sa nomination comme chef principal du WDR Sinfonieorchester Köln, le maestro indique à quel degré s’élève ses affinités avec la musique passionnée, postclassique et post romantique du compositeur russe dont le caractère secret et réservé, voire angoissé, s’écarta toujours de la modernité contemporaine incarnée par Strawinsky et Prokofiev… Fidèle à son esprit pédagogique, Semyon Bychkov qui fait répéter l’orchestre sans public dans la salle de la Philharmonie de Cologne, puis enregistre devant la caméra chacune des trois oeuvres choisies, explique dans les deux documentaires complémentaires aux performances des Cloches (1913) et des Danses Symphoniques (1941), plusieurs clés de la vie de Rachmaninov, qui renseignent aussi sur les liens que l’interprète entretient avec les partitions élues.
Le réalisateur, Enrique Sanchez Lansch auquel nous devons l’excellent film documentaire Rhythm is it! (enregistré avec Simon Rattle à l’époque où le chef britannique dirigeait le Birmingham Symphony Orchestra, dvd publié également par Arthaus) sait capter, en collectant la parole des instrumentistes, et pendant les répétitions, la détermination parfois amère des musiciens de l’orchestre: chacun, selon son âge et son entrée dans la phalange, raconte son rapport à la musique et bien souvent les difficultés de la vie d’instrumentiste. Sur le plan musical, le fait de mettre en parallèle, Les Cloches, ample poème symphonique d’après Poe, avec la Symphonie n°2 qui marque le retour à l’écriture d’un compositeur névrosé, silencieux depuis deux années, puis sa dernière oeuvre, Dances Symphoniques, est une excellente entrée en matière pour évoquer le génie de leur auteur: un génie d’autant plus important qu’il a essuyé et même subi avec peine et amertume, les critiques acerbes de certains critiques et écrivains dont Adorno. Pour Bychkov, Rachmaninov est un être déraciné que l’exil a rendu de plus en plus nostalgique et sensible aux épisodes dramatiques de son époque: Si Les Cloches sont composées à la veille de la première guerre, il en est de même pour les Danses Symphoniques, composées pendant la Seconde Guerre… Les convulsions d’une expérience douloureuse, l’exil, la mort et la guerre colorent l’ensemble de l’approche d’une profondeur âpre, comme s’il s’agissait d’une ultime danse crépusculaire.

Deux oeuvres au bord du précipice
En s’appuyant de son côté sur les indications très précises du pianiste comme du chef d’orchestre sur ses propres oeuvres, Bychkov se révèle précis, porteur de ce lyrisme rentré et suggestif, que d’aucun ont taxé de kitsch et de superficiel voire décoratif et vulgaire, lorsqu’il s’agit surtout de l’expression à la fois la plus sincère et la plus intime du psychisme de leur concepteur. Même si l’on rêverait meilleurs solistes pour Les Cloches (1913), partition traversée de visions et de sentiments profonds à partir de la traduction en russe du poète Constantin Blamont d’après Poe, Bychkov saisit l’opulence et la transparence de la texture orchestrale, comme l’allant irrépressible, éminemment épique, de cette « symphonie en quatre mouvements », grâce aussi au niveau des choeurs, admirables de bout en bout. Ici s’accomplit le cycle entier d’une vie humaine, symboliquement jalonné par l’évocation des cloches de la naissance, des noces, des funérailles…

La sensibilité du chef et sa connivence avec l’orchestre s’accomplissement davantage dans la Symphonie n°2 ( Saint-Pétersbourg, 1908) dont les interprètes visiblement en phase, soulignent la progression là aussi des développements mélodiques avec fougue et netteté. Bychkov soigne la riche texture, l’alliance des timbres dans une partition qui est « la quintessence de la musique russe, dans son esprit, dans son âme, dans ses couleurs« . On se souvient des concerts que le même orchestre donnait, dans un cycle de musique russe comprenant la même partition, sous la direction de Kurt Sanderling. La passion et l’engagement des musiciens emportent une superbe performance.

Testament symphonique

En plus de la richesse thématique et du flux mélodique traité, et même amplifié comme un organisme inervant toute le cycle musical, Rachmaninov ajoute dans ses Dances Symphoniques, un autre élément vivifiant, le rythme. Valeur légitime s’agissant d’une partition qui a l’origine devait être dansée (sous l’impulsion inspiratrice du danseur et chorégraphe Mikhaïl Fokine). En définitive, le ballet n’exista jamais, et le matériau amorcé devint les Danses Symphoniques pour orchestre opus 45, vaste fresque introspective qui composée en fin de course, établit comme une passerelle symbolique avec sa jeunesse: Rachmaninov y reprend par exemple le motif du destin de sa Symphonie n°1, composée à 23 ans, et qui « sabotée » par une mauvaise interprétation de Glazounov lors de sa création, suscita un scandale critique et la dépression du jeune et impressionnable compositeur. Rachmaninov éprouvé et touché dans son fort intérieur, ne devait plus écrire ensuite pendant deux années… Bychkov montre le relief âpre et incontournable du face à face auquel se livre le musicien avec lui-même, une confrontation où le compositeur affronte ses démons intérieurs (thème du Dies Irae dans le dernier mouvement)… ce sont les visions fugitives et terrifiantes d’un homme seul et accablé, en proie à la déprime et à l’angoisse qui se sait condamné, et qui sombre de la vitalité ardente du début (détermination), au crépusucle et au monde de la nuit et de l’anéantissement énigmatique de la fin. Quoique saisi par un dernier effort de rétablissement, le compositeur semble s’élever en un ultime « alleluja » (indication manuscrite qu’il inscrit sur la partition…). L’intensité et la sincérité sont là encore deux qualités que chef et orchestre servent avec une indiscutable énergie. Leur approche suit dans la tension les convulsions d’une partition au psychisme ébranlé, balançant entre reprise et vain lyrisme. Le cycle qu’il est donc légitime de considérer comme le testament de Rachmaninov, tant l’idée de la fin reste omniprésente, même dans ses flamboiements spectaculaires, fut créé par le chef français et ami de l’auteur, Eugène Ormandy, le 4 janvier 1941.
Dans ce double dvd consistant, il s’agit pour Semyon Bychkov d’exprimer et de défendre aussi, le génie d’un compositeur en proie à ses peurs secrètes, possédé par l’ivresse de la vie comme les vertiges de la mort. A ce titre, les deux documentaires apportent grâce à leur recherche icnographique (nombreux films et photos d’archives), un regard juste sur la vie du compositeur, toujours en quête de lui-même, dans ses pérégrinations de l’Est à l’Ouest, de sa Russie natale jusqu’aux Etats-Unis. La lecture est tour à tour emportée, inspirée, sincère.

Sergueï Rachmaninov (1873-1943)
: Les Cloches opus 35, Symphonie n°2 opus 27, Danses Symphoniques opus 45. WDR Sinfonieorchester Köln. Semyon Bychkov, direction

Crédit photographique: Sergeï Rachmaninov (DR)

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