Marcel L’Herbier
L’Argent (1928)
Le banquier juif, Alphonse Gundermann (Alfred Abel) et l’homme d’affaire, aventurier de la finance, virtuose en spéculation, Nicolas Saccard (Pierre Alcover), président de La Banque Universelle , se livre une bataille sans merci. Leur relation incarne la folie obsessionnelle des hommes d’argent et de pouvoir. Saccard est au plus mal mais il rebondit grâce à sa rencontre avec le couple Hammelin dont Jacques, que l’argent a contrario indiffère, a élaboré un nouvel avion et possède des terrains pétrolifères en Guyane. En outre, son épouse, Lise, à l’inverse de son mari, cupide et coquette, attise le désir de Saccard. Celui-ci aime posséder les biens comme les femmes. Tout en entreprenant Lise Hammelin, Saccard reconquiert aussi son ancienne maîtresse, la Barone Sandorf (Brigitte Helm), qui travaille sournoisement pour Gundermann. Magicien de la manipulation, grand bonimenteur, Saccard paiera avec fracas ses ambitions peu scrupuleuses, mais fidèle au personnage de Zola, L’Herbier imagine pour le héros des temps modernes, qui ne connaît aucune loi ni aucune limite à son impérial esprit d’entreprise, un avenir promis à de nouvelles péripéties. La folie humaine et la fascination qu’elle suscite, surtout quand son action croise l’argent, le pouvoir, la possession des êtres, n’a pas de fin.
Poésie visuelle
Quand il réalise L’Argent d’après le roman d’Emile Zola, Marcel L’Herbier est déjà l’auteur d’authentiques chefs d’oeuvres qui se sont imposé par leur inventivité poétique, leur raffinement formel qui s’appuie sur une intuition quasi expérimentale et une très grande maîtrise technique: Eldorado (1921), L’Inhumaine (1924) et Feu Mathias Pascal (1926). Plus « commercial » que ses précédents, L’Argent, tourné en 1928, est aussi une manière de synthèse de son propre style et de son esthétique. Si les critiques ont à leur habitude boudé cette trahison dans la carrière d’un créateur qui avait surtout réussi des compositions personnelles comme auteur libre et indépendant, si dans L’Argent bien que disposant d’un budget pharaonique pour l’époque (3 millions de francs, vite dépassés à … 5 millions!), L’Herbier nous laisse une oeuvre qui se hisse sans réserve à la hauteur artistique du roman de Zola. A la fois libre adaptation (suscitant la fureur des descendants de l’écrivain), mais aussi géniale relecture du texte littéraire, le film de L’Herbier captive par son souffle épique (amples mouvements de caméra), l’acuité de ses portraits psychologiques, l’intelligence avec laquelle les relations entre les êtres, victimes et bourreaux sont exprimées à l’écran: le cinéaste saisit tout ce qui compose la fascination de Saccard sur son entourage. Homme d’argent donc de pouvoir, sa capacité à séduire et même hypnotiser se déploie devant la caméra, offrant des scènes superbes où l’érotisme convole avec la négociation financière. Plus qu’un stratège, Saccard est un magicien manipulateur qui dévore les fantasmes et les désirs de ses victimes. En trouvant dans le langage technique de son époque, les moyens de le représenter, en particulier en transposant l’action originelle de Zola, du Second Empire, dans le Paris des années 1920, L’Herbier, esthète et poète, fait de Saccard un authentique héros de la modernité. Vision cinématographique qui s’appuyant sur le cynisme mordant de Zola montre a contrario de tout ce qui a été écrit dès la sortie en salles du film, que le cinéaste a parfaitement compris (et respecté) les enjeux et la philosophie du roman.
L’homme moderne, un spéculateur amoral
Les sources d’inspiration de L’Herbier sont multiples. En homme de goût, cultivé, amateur de poésie symboliste, il réussit à ciseler une nouvelle langue visuelle. L’Argent révèle un hommage à ses contemporains: Fritz Lang et surtout Cecil B. DeMille dont il reçu le choc de Forfaiture. En brossant le portrait d’un spéculateur magicien, L’Herbier nous offre après Zola, l’éloquente actualité d’un sujet qui continue de défrayer la chronique médiatique. Après le scandale de la Société Générale, il faut bien reconnaître le nez des créateurs: l’homme moderne est un spéculateur, un calculateur sans scrupule ni morale, dont la folie pour le gain immédiat et le pouvoir fulgurant, emporte la civilisation en un cycle de crise et de destruction. En définitive, l’argent signifie corruption. Là où s’étend la Finance, règne l’inhumanité, l’immoralisme. C’est un système qui favorise la rivalité âpre, la jalousie tenace, le désir et la rancune familière. Saccard incarne cet animal financier qui pour se sentir exister, doit séduire, posséder, vaincre, soumettre. C’est un tyran moderne et l’argent n’est que l’outil de son ambition. Loin de le diaboliser, L’Herbier en fait le personnage central de l’action mais aussi le plus humain. L’oeil de la caméra et le scénario se déploie sous le prisme de son entendement. Caméra subjective qui souligne combien cet être vil et répugnant, est aussi attachant et terriblement « humain ».
Pierre Alcover exprime les facettes contradictoires de ce personnage ambivalent. Il y a du Bertin chez cet homme de pouvoir qui tout financier qu’il est, n’en est pas moins habité par son désir pour les femmes… La maîtrise formelle, esthétisante de la réalisation, comme tous les choix techniques convergent vers l’expressivité du personnage axial. Il y est question de chute (le film débute par la débâcle de Saccard), puis d’ascension: mais surtout, en définitive, de l’endurance et l’opiniâtreté d’un véritable aventurier des affaires. Ce qui surprend n’est pas tant l’énergie fascinante, l’intelligence manipulatrice de Saccard, que la vulnérabilité des êtres qui l’entourent et que leur vénalité rend passifs et soumis… Les effets visuels de L’Herbier, la finesse de son regard sur un milieu où règne la folie de l’argent assurent aujourd’hui la totale réussite du film. Au sommet de la maîtrise du cinéaste, restent mémorables les deux scènes où la caméra plonge dans la psyché du héros, quand confronté à la beauté de ses deux victimes, Lise Hamelin (Mary Glory) et la Barone Sandorf (Brigitte Helm), l’être désirant tente par tous les moyens de posséder ce qui s’offre à lui… Les mouvements de caméra se font carnassiers, d’une indécente vérité. Soulignons aussi le tableau non moins spectaculaire de la Bourse: tournée en 3 jours au Palais Brognard avec 3.000 figurants face à une armée de caméras, la peinture collective exprime au plus juste cette frénésie terrifiante capable de saisir une communauté sous la coupe financière…
La musique composée par Jean-François Zygel renforce et l’intensité dramatique de l’action et l’acuité psychologique des personnages, en particulier les scènes de confrontation fortement érotisées que nous avons mises en avant, comme la fièvre qui transporte les porteurs d’ordres et les traders dans le tableau de la Bourse parisienne.
Carlotta complète le film en version restaurée, par de nombreux bonus dont 2 nous paraissent d’un apport significatif: le portrait documentaire de Marcel Lherbier qui rend hommage à l’oeuvre du poète, à la fois esthète mais surtout, avant l’avènement du parlant, cinéaste de la modernité (54mn); le documentaire réalisé au moment du tournage du film, en 1928 par Jean Dréville où toute la syntaxe des moyens et des effets techniques, concourant à la magie de l’image finale est dévoilée. Voyage au coeur des coulisses (40 mn).
L’éditeur ajoute un livret portfolio de 32 pages sur papier glacé contenant 29 photos produites pour la promotion du film en 1928.
L’Argent, 1928. Réalisation: Marcel L’Herbier. Avec Brigitte Helm, Mary Glory, Yvette Guilbert, Pierre Alcover, Alfred Abel, Henry Victor, Pierre Juvenet, Antonin Artaud, Jules Berry, Raymond Rouleau, Roger Karl. Scénario : Marcel L’Herbier et Arthur Bernède d’après le roman d’Emile Zola. Musique : Jean-François Zygel (2007). Photographie : Louis Berte, Jules Kruger et Jean Letort. 2h45mn. 2 dvd Carlotta Films.