COMPTE-RENDU, opéra. TOURS, Opéra, le 27 avril 2019. KURT WEILL : Les 7 péchés capitaux. M Lenormand… Bleuse /Desbordes. Petite réserve tout d’abord dans la conception même de la soirée. Malgré sa forme chaotique entre récital de chansons, revue, volets habituels du cabaret berlinois, la première partie de soirée (Berliner Kabarett) présente quelques superbes mélodies aux textes tout autant savoureux ; curieusement en dépit de la présence de l’orchestre en fond de scène, c’est au piano seul que trois chanteurs égrènent leur juste complainte entre poésie et désespoir, tous ont cette désillusion enchantée qui est la marque du théâtre aussi politique que délirant du duo Weill / Brecht.
Ainsi trois séquences sont mémorables en particulier ; citons « l’heure bleue » ou l’extase au bain, que chante et qu’incarne en un nirvana cosmétique, avec une suavité évanescente la pulpeuse Marie Lenormand ; plus ambiguë encore entre désespérance et visions glaçantes (de larmes et de mort), « au fond de la Seine », est un splendide lamento, maîtrisé dans des tenues de notes impeccables et très investies par le ténor Raphaël Jardin ; plus sombre encore, après une critique acerbe contre l’hypocrisie démocratique, en clown grimaçant hystérique, l’excellente basse française Frédéric Caton, …lequel tombe le masque et exprime le deuil de la mère qui a perdu son fils dans les tranchées. Le ton est juste, le texte déchirant; ce tragique noir, acide, lugubre, surgissant comme une douche froide, est du plus puissant effet; comme si Weill et Brecht nous avaient séduits et trompés par ce qui précède sur le ton d’un divertissement sans gravité, pour nous infliger cette appel à conscience. Inoubliable. La voix naturelle de la basse, veloutée et toujours parfaitement intelligible (dans la grande tradition, et la seule exemplaire à ce jour, celle du diseur Francois Le Roux), fait vibrer le texte en une sincérité qui touche au cœur. Bravo l’artiste. Sous le masque d’un spectacle de pacotille, dans le mouvement d’une vacuité faite religion, s’impose à nous, le cri déchirant de ce chant dont texte et musique ressuscitent le dénuement et la profondeur de Schubert.
Ces perles sont les piliers d’un spectacle qui à partir de son prétexte sur l’ivresse consumériste des grands magasins se fait brûlot politique. Mais la forme éclatée qui s’apparente à une succession de numéros, sans liens apparents, et non intégrés dans une action continue, unitaire, se révèle à la peine, déroutante, décousue, un rien confuse. Serait-ce pour mieux nous préparer à la forme idéale, resserrée, continue de l’oeuvre qui suit et qui constitue le clou de la soirée : Les 7 péchés capitaux ? De fait la grande cohérence de la partition qui file à toute allure saisit immédiatement le spectateur.
Sœurs martyrs
d’un spectacle parodique et politique
Rien avoir en effet dans ce cycle de 40 mn, mené tambour battant tel un « road movie », et qui grâce au dispositif des instrumentistes placés derrière les chanteurs (qui ne sont plus sonorisés), révèle sa nature hautement symphonique. On se glisse dans le sprachgesang de la même Marie Lenormand, tout en confort et en naturel. Son intonation est juste et la couleur du chant mêle les espérances de la conteuse Anna I, spectatrice et narratrice des avatars des deux Sisters, et la plainte lancinante de celle qui compte les mille humiliations et sévices (surtout sexuels) dont elles sont victimes (surtout Anna II) qui est un personnage non chanté mais dansé : dans ce dernier rôle on distingue la performance de la danseuse Fanny Aguado dont postures et poses convoquent une lolita allumée, dévergondée et ingénue, une Lulu bis, diverses facettes d’une jeunette prête à tout pour vendre ses charmes.
Les vrais responsables de ce jeu de dupes sont les parents et les (deux) frères des deux Anna, sœurs martyrs, prostituées dominées, consentantes, dont les revenus réguliers financent la petite maison familiale en Louisiane au bord du Mississipi. Le rêve et l’idéal tant défendus relèvent peu a peu du cauchemar mais aussi dans le spectacle, dévoile l’hypocrisie bien pensante qu’incarne à la façon d’un chœur répétitif, scandant chaque tableau des péchés (« Seigneur illumine tes fidèles, mène-les vers la prospérité »), les 4 membres de la famille.
Impeccable en ce sens la mère du même Frédéric Caton : il/elle brandit le crucifix pour mieux envelopper ses turpitudes de mère proxénète.
On ne saurait trop souligner la réussite d’une telle partition, musicalement splendide, dramatiquement prenante ; les auteurs y développent les thèmes désormais structurels de leur travail sur la scène : dénonciation de l’exploitation de l’homme par l’homme, hypocrisie bourgeoise, fausse morale, fausse religion ; et toujours cette tension et ce lugubre voire cette inquiétude souterraine qui doublent chaque situation. On a le sentiment qu’à chaque avancée dans cette chevauchée fantastique, c’est l’humanité et la beauté du monde qu’on assassine. La musique est subtile et ambiguë, troublante souvent déchirante. Le livret à rebours d’une dénonciation en règle de la barbarie et des turpitudes humaines, nous parle bien de l’humain.
En réalité, Brecht, toujours mordant, tout en dénonçant les 7 péchés capitaux, démontre qu’en les appliquant strictement, – tentation légitime, les deux sœurs montent les échelons et amassent toujours un peu plus. Le monde est ainsi corrompu qu’il faille simplement appliquer les 7 tares pour réussir et s’enrichir.
La première partie qui dure presque 1h30, souligne le climat et le contexte des spectacles de Weill et Brecht alors en transit à Paris après l’échec des idéaux de la République de Weimar.
On ne cesse de penser tout au long de la soirée à l’apocalypse collectif et sociétal des années 1930 en Allemagne… les arts du spectacle pourtant clairvoyants alors, se sont confrontés à une sorte d’aveuglement et de fatalisme général. Un état de soumission inscrit dans l’air du temps… Un parallèle avec nos démocraties mourantes en Europe ?
Voila qui fait même du choix de Weill / Brecht, à Tours en avril 2019, à quelques semaines des élections européennes, un acte politique. Déjà Brecht et Weill avaient épingler le danger des faux démocrates et des vrais démagogues populistes. Approche visionnaire, et spectacle passionnant.
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COMPTE-RENDU, opéra. TOURS, Opéra, le 27 avril 2019. KURT WEILL : Les 7 péchés capitaux. Marie Lenormand… Bleuse /Desbordes
KURT WEILL : Les 7 péchés capitaux
Créé le 7 juin 1933 au Théâtre des Champs-Élysées
Textes de Bertolt Brecht
Précédés de Berliner Kabarett
Nouvelle production de l’Opéra de Tours
Avec
Anna Marie Lenormand
La Mère Frédéric Caton
Le Père Carl Ghazarossian
Les Frères Jean-Gabriel Saint Martin, Raphaël Jardin
Danseuse et chorégraphe Fanny Aguado
Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours
Direction musicale:Pierre Bleuse
Mise en scène:Olivier Desbordes
Costumes: Patrice Gouron
Lumière: Joël Fabing
Décors: Opéra de Tours
Illustrations : © Sandra Daveau / 7 péchés capitaux Kurt WEILL à l’Opéra de Tours