jeudi 24 avril 2025

François Noudelmann: Le toucher des Philosophes Sartre, Nietzsche, Barthes au piano (Editions Gallimard)

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3 philosophes au clavier


Des philosophes généralement, on parle de pensée, moins de… toucher. La caresse exploratrice des intellectuels se réalise néanmoins sur le clavier prometteur d’un piano. Penseurs-pianistes, ces philosophes imprévus que nous révèle François Noudelmann, lui-même philosophe (au fait, est-il pianiste?), se nomment dans ce recueil de trois essais sur chacun d’eux: Sartre, Nietzsche, Barthes.
Plus qu’un rapport personnel voire intime à la musique, l’auteur nous parle de corporéité, de placement du corps dans l’espace, surtout d’un temps aboli de toute entrave, qui unit inéluctablement, définitivement, le pianiste à son piano. Piano libérateur, piano fraternel.

Au démarrage de cet essai captivant, dont la langue déliée, inventive, poétique, fluide, argumentée et parfois surprenante par ses anecdotes distillées, fait sens l’image de Sartre au piano, dans un film devenu légendaire, réalisé en 1967. Le fondateur existentialiste, et l’homme engagé sur la scène politique internationale, y confessent une affection particulière pour la langueur et l’extase Chopiniennes, la finesse Debussyste.
Instant suspendu, jeu dérobé, libre; et recherché chaque jour car pour Sartre comme ses « confrères » en piano, il s’agit bien d’une pratique quotidienne; même Nietzsche que la raison avait déserté, déclaré « fou » à partir de 1889, incapable de paroles, continue pendant son internement à Iéna, de jouer, chaque journée, deux heures de piano… Sans la musique, la vie serait une erreur: la sentence n’est doncni fortuite ni vaine. Comme Sartre, Nietzsche se délecte dans Chopin. Mais, le philosophe, ami puis critique de Wagner, sait composer, en particulier une Manfred meditation (1872), hommage saisissant lancé à cet autre musicien adoré, Schumann. La partition du philosophe est vertement massacrée par Hans Van Bülow, ex mari de Cosima Liszt (qu’épousera en secondes noces Wagner soi-même), et aussi chef qui assura la création de Tristan.


De la plume au piano…

Mais de l’auteur de la Rhénane ou de Genoveva, Barthes se dit aussi spécialiste, et même «Le vrai pianiste schumannien, c’est moi.» En déchiffrant les notes, Barthes reconstruit les fondements de son approche analytique. Celui qui sait comme Rousseau, Jankélévitch et ses confrères, Sartre et Nietzsche, lire une partition, et parler de la musique dans sa profondeur sémiologique, semble avoir voué toute sa vie à écrire et pratiquer. De la plume au piano, il s’agit d’un acte qui engage les forces vitales de l’être, dans deux directions: écrire en se dirigeant vers son sujet à l’extérieur de soi; mais pratiquer a contrario signifie retrouver sa temporalité intime, jouer vers l’intérieur… pour soi. Tel est le choix et la nécessité de l’amateur, par rapport au concertiste… lequel du fait de cette raison est tenté par le brio extérieur pour capter son auditoire. A son piano confidentiel et familier, Barthes est un Pierrot lunaire qui papillonne autour de la musique, aimant l’idée de fragmentation, préférant le commencement sur le développement… A la radio, il a même accepté ce jeu radiophonique du portrait en musique, dévoilant aussi cet autre « frère » en musique, Maurice Ravel qu’il a joué contre Wagner (quand Nietzsche choisissait Bizet). Son approche plus physique qu’émotionnelle de Schumann est l’un des temps fort du texte. Y aurait-il une sensualité cachée entretenue par la caresse du clavier, un onanisme pianistique méconnu? Le lecteur est souvent confronté à la lyrique érotique du corps musicien (spasmes, contorsions, raideur…).

Qu’on adhère ou non à ces aspects de la pratique du piano, l’auteur nous fait pénétrer dans l’intimité musicale de chaque philosophe. Contre l’énoncé magistral de la pensée, la musique qui s’égrène au clavier réorchestre le rythme de sa prononciation intellectuelle: dès lors, le jeu pianistique peut commencer, s’épanouir, adoucir, humaniser.
La partition de François Noudelmann se révèle quant elle indispensable. Nous n’oublierons pas les superbes évocations de Nietzsche et de Barthes, tous deux adeptes des élans schumanniens. Superbe texte qui témoigne de la grandeur humaine et musicale des trois penseurs, de leur curiosité aussi hors du champs de leurs spéculations réflexives pour le fait musical, dans l’exercice du piano. Connaît-on autant de pianistes s’intéressant à l’exercice philosophique? Et, en miroir, pourrons-nous lire un jour, « La pensée des pianistes« ?

François Noudelmann: Le toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano. 181 pages.


Double coup de coeur
: lire aussi la critique de notre collaborateur Benito Pelegrin à propos du livre de François Noudelmann: « le toucher des philosophes »: « Touchants philosophes« . Nietzsche, noblement drapé dans les plis du vent des cimes alpestres et de la plus hautaine des philosophies, ciselé dans le marbre de ses aphorismes ; Sartre tutoyant, sinon Castor, les puissances du monde, les interpellant, haranguant le peuple juché sur un tonneau …

Illustrations: Friedrich Nietzsche, Roland Barthes (DR)

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