Radu Lupu, beethovénien, schubertien et brahmsien, a offert aux
Lyonnais le somptueux cadeau d’une interprétation intégrale des
concertos de Beethoven. En ce voyage de spiritualité musicienne, le
pianiste roumain avait pour compagnon l’O.N.L., cette fois dirigé par
Lawrence Foster. Tentative de récit sur trois soirées mémorables.
Des êtres pour la mort ?
Une présence de cet illustre pianiste il y a un peu plus de trois ans –
pour le ré mineur K.466 de Mozart – (nous renvoyons pour rappel notre article Plumart concerné), et
voici que la ville d’entre Rhône et Saône est sur-honorée, puisque ce
sont cette fois trois concerts en trois jours. Le même orchestre
(« notre National de Lyon»), le même chef (Lawrence Foster), et (on a
envie d’ajouter : surtout) la même thématique, en quelque sorte « in
progress and live »avec l’intégrale des concertos beethovénien,
ponctuée d’ouvertures qui sont autant d’échappées vers les autres
univers du Père de Fidelio… Il est certains soirs de jade et d’ambre
sous la lumière, en ce lieu à nul autre pareil où les Parques
s’unissent aux Muses pour nous faire échapper quelques heures à notre
destin d’êtres-pour-la-mort, enfin du moins notre mémoire à nous, et
pour le reste adressez-vous à votre métaphysicien préféré…
Brahms à Bad Ischl ?
Sur les affiches qui jalonnent la signalétique lyonnaise de fin avril,
Radu Lupu semble Jupiter-Wanderer tonnant ou Grand Sourd fulminant ses
anathèmes, et quand il entre en scène, on s’étonne d’une démarche si
impavide ,ne dirait-on pas Kant partant pour la quotidienne promenade
de santé aux remparts de Koenigsberg ? En tout cas, non point un pas
marmoréen de Commandeur menaçant ou d’Autiste muré en solitude, plutôt
– surtout une fois assis sur sa chaise basse- banale devant le clavier
et qu’il croise les bras, non, qu’il ramène les avant-bras et les mains
en diagonale paisible, attente d’une probable arrivée de serveur – un
air de déjà vu sur le diaporama du XIXe finissant, pourquoi pas le
vieux Brahms s’allant siroter sa bière estivale à une terrasse de Bad
Ischl ? L’apparemment paisible pianiste de bar, une fois entré dans le
jeu avec l’orchestre, ne quittera d’ailleurs guère son attitude
d’anti-spectacle, avec pour seule coquetterie une main gauche à
panache voluté, sans doute geste pour communiquer avec l’orchestre mais
aussi – qui sait ? – pour ramener à soi la sonorité qui vient d’être,
va être distribuée dans l’espace. Et tout de suite, voilà bien le
fascinant, l’exaspérant mystère porteur d’une jalousie digne des dieux
volés par Prométhée : quel est ce son , certes particulier à chaque
grand interprète, et que même les pianistes – qui pourtant en délèguent
l’essentiel de la substance à des mécanismes – peut-être reçoivent à la
naissance, comme une réminiscence platonicienne de la beauté dont ils
tenteront toute leur vie de réduire la distance décourageante ? Ce qui
est certain avec Radu Lupu, c’est que tout en lui – et en elle, la
sonorité, prise dans l’image arrêtée et dans le flux du déroulement
temporel – répudie l’impureté d’une mise en scène. Non seulement rien
dans l’attitude ne trahit la virtuosité – ce funambulisme auquel
pourtant bien des situations d’écriture poussent si perversement et
comme en toute innocence -. Mais surtout le contact des doigts avec le
clavier et par délégation la fabrique entière de l’harmonie font naître
et perdurer le juste-nécessaire du son, pour qu’avec le timbre et dans
leur incernable alliance – d’où sortent l’espace et le temps de la
phrase, du motif ou de la mélodie – « musicalement se lève, idée même
et suave, l’absente de tout bouquet ». Oui, comme quand Mallarmé dit :
« une fleur », une opération magique de soustraction, d’élégance,
d’économie des formes et des substances – un « euphémisme » en quelque
sorte, apparié à la litote – rend inutile toute démonstration et
renvoie aussitôt à ce qu’a voulu le compositeur (et dont les
interprètes lucides n’ignorent jamais –même si cela les vexe jusqu’au
désespoir – qu’ils demeurent les humbles serviteurs de la pensée).
Les chemins du paradis
Certes, il y a tant de chemins pianistiques pour accéder au paradis du
plaisir et de la vérité ! La vérité sonore presque brutale, en tout cas
impérieuse, d’un Richter paraît d’un autre monde que la caressante
approche d’un Brendel, et Radu Lupu, si on peut sans trop
d’approximation lui assigner un territoire aux frontières de ces deux
maîtres, porte en lui une austérité – le contraire de l’avarice, bien
sûr – qui dans le même instant irradie « le spirituel dans l’art des
sons » -. Et encore un don infiniment rare, de cercler les œuvres
jouées d’un halo de rêverie. « La rêverie tisse autour du rêveur des
liens doux, explique Gaston Bachelard, elle est du liant ; dans toute
la force du terme, la rêverie poétise le rêveur ». Ainsi en va-t-il,
peut-être, du son-Radu Lupu : il est là, il n’est pas, il n’est déjà
plus là, et la générosité du pianiste– si habile mais d’un instinct qui
touche à l’essentiel- consiste dans le don qu’il en fait à
l’auditeur, et ici aux musiciens de l’orchestre : tout le monde
désemprisonné de la matérialité, devenant capable de l’éminente dignité
d’un ailleurs, au-delà même de la partition.
Une Symphonie-Léonore
Et justement, l’orchestre : tout entier vibrant à l’écoute active d’un
soliste qui semble faire circuler entre les pupitres ses ondes
bienfaisante, il témoigne d’une gravité sans nulle raideur, et séduit
par ses sonorités veloutées, en particulier du côté de chez les
cornistes, les clarinettistes, les flûtistes, les hautboïstes, les
bassonistes, et quelles « ponctuations » décidées et subtiles aux
timbales et aux contrebasses ! Est-ce la co-« roumanité » du chef
L.Foster et soliste R.Lupu qui baigne les musiciens dans les eaux
d’émotion partagée, et aussi le plaisir des retrouvailles en terrain
beethovénien – puisque la 2e Léonore figurait déjà au programme de
2005 ? C’est en tout cas une excellente idée d’avoir puisé au creuset
des Ouvertures-Léonore d’où surgira enfin le radieux Fidelio, et une
meilleure encore, expliquée avec humour et simplicité par L.Foster, de
les réunir impromptu au dernier concert, quitte à ne laisser parler
qu’une seule « Créature de Prométhée », (elle-même fort élégamment
évoquée par violoncelle et harpe, comme un andante dans « la
Symphonie-Léonore » que construit son « adaptateur » Le chef roumain
a la battue ample, généreuse, avec des gestes en fusée , dans le cadre
d’une tension et d’une énergie qui savent pourtant se dévolontariser
pour solliciter le calme et la méditation. Et demeure en permanence le
dialogue implicite – voire même explicité par un geste de
« retournement qui interroge ou confirme » ( c’est toujours
diagonal-compliqué, entre chef et pianiste, à l’abri de la grande aile
noire ’instrumentale !), et l’on a la sensation qu’aucun des deux ne
chercherait à mener l’autre, même furtivement, en un territoire de
domination.
Le paysage de l’âme
Oui, Radu Lupu joue les concertos mais ne se joue pas d’eux, de leur
signification, et les inscrit dans le récit intériorisé d’une aventure
spirituelle avec ses temps initiaux de bravoure, parfois amusée (les
mouvements rapides du 1er et du 2e), ceux, réfléchis, criblant de
silences-réservoirs la force du développement infini (comme plus tard
il y aura la mélodie infinie) – pour l’architecture si complexe et
longue des trois derniers. Et au milieu de chacun des cinq, il faut
« sauver » le temps si particulier des largos et adagios, sans oublier
de chercher – dans le 4e, si « à part », de ce point de vue –
l’affrontement « orphéen » du pianiste avec les divinités du Styx
orchestral. Ainsi, à la fin du 2e, ce miracle d’un son de piano qui se
creuse, résonne dans l’imperceptible et pourtant trille encore, chant
d’oiseau à l’aube d’été…Ou en coda du 5e, cette merveilleuse suggestion
d’un « son-présent-mais-dans-l’ailleurs », d’une cloche qui tinte dans
la mémoire tout autant que dans l’espace à ce moment précis. L’idée
vient que cet art de l’interprète musicien rejoint- le paysage non pas
tant héroïque (glaciers, abîmes, théâtre de l’avalanche du récit) mais
philosophique, des tableaux de K.D.Friedrich, ce quasi-contemporain de
Beethoven, leur intuition des distances par étagements bleus et
verts, parfois enrobés d’un reste de brume ou de nuages qui
s’effilochent, et qui surtout signifient que nous sommes au monde mais
jusqu’à un certain point seulement. On ne fait pas surgir – trois
jours, cinq concertos ! – cet immense paysage intérieur, en remontant
jusqu’aux sources de la rêverie, sans prendre le risque d’une
éventuelle et fugitive fatigue ( dans l’allegro final du même 5e). Mais
qu’importe, ou plutôt il importe infiniment plus qu’à la frontière du
classicisme et du romantisme un pianiste soit capable de faire lever
tant de lointain (die ferne), de le rendre palpable dans les sons, et
surtout si désirable comme patrie perdue… Et on n’oubliera pas
davantage les cadences, où dans le silence recueilli Radu Lupu, tel un
sculpteur dégageant du bloc de marbre la force qui va reprendre forme,
ajoute aux concertos l’inédit de fragments pour sonates ultimes…Ni ces
moments suspendus où la main presque immatérielle effleurant le clavier
fait « voir » à travers la sonorité aussi sûrement que l’eau limpide et
courante révèlerait par transparence le fond des graviers, des sables
et des limons…
Lyon. Auditorium, jeudi 16,
vendredi 17 et samedi 18 avril 2009. Ludwig van Beethoven: intégrale des les 5 Concertos pour piano, Ouvertures Léonore 1,2 et 3. Radu Lupu, piano. Orchestre National de Lyon. Lawrence
Foster, direction.