lundi 28 avril 2025

CRITIQUE, concert. SAINT-ETIENNE, Théâtre Copeau, le 20 mars 2024. SCHUBERT : Die Winterreise (Le Voyage d’hiver). Jérôme Boutillier (piano & chant).

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

Si certains ont fait le choix de sortir Le Voyage d’hiver (Die Winterreise) de Franz Schubert de son cadre strict de Liederabend (Simon Keenlyside avec Trisha Brown à Paris ou Matthias Goerne avec Kentridge à Aix), le baryton-pianiste Jérôme Boutillier a lui opté – à l’Opéra de Saint-Etienne – pour la mise en espace (qu’il signe également), reconstituant l’univers dans lequel les plus grands cycles de Mélodies ou de Lieder ont été créés : les Salons bourgeois de la fin du XIXème siècle. C’est ainsi qu’autour d’un superbe piano Erard demi-queue en noyer frisé, se dévoilent ici un fauteuil de velours rouge, là une banquette et un guéridon qui supporte un belle lampe à huile et une carafe d’eau à laquelle viendra s’abreuver l’artiste tout au long de ce spectacle d’une heure quarante, donné sans entracte. Le cadre intimiste proposé par la scénographie, tout comme celui du Théâtre Copeau, salle de petite taille incluse dans le vaste Opéra de Saint-Etienne où sont donné récitals et concerts de musique de chambre, sont tout simplement parfaits pour entendre le cycle des 24 poèmes imaginés par Wilhelm Müller et mis en musique par Franz Schubert. 

 

 

Le Voyage d’hiver est l’un des derniers cycles de Lieder de Schubert (mars et octobre 1827), composé à partir des deux fois douze poèmes de Wilhelm Müller, et traversé par la peine de la récente mort de Beethoven et par le pressentiment de la sienne, du musicien malade et pourtant au sommet de son génie et de ses moyens expressifs. Comme une suite à Die schöne Müllerin (« La Belle meunière ») du même poète, c’est l’ancien amoureux qui s’exprime ici, plein d’espoir et le plus souvent printanier avant, puis déçu, maintenant transi, non seulement du froid hivernal de sentiments non partagés malgré des paroles d’amour lestées de mariage, mais sans doute de cette saison de la vie sur ce chemin allégorique dont on connaît le départ sans en connaître – Wohin ?Vers où ? ») – l’inéluctable aboutissement sans recours ni retour. Solitaire chemin d’un éternel « étranger » venu d’on ne sait où et partant vers on ne sait quoi, étranger peut-être à la vie, où les seules rencontres sont cette sinistre et obsédante corneille (Die Krähe), « étrange animal », augure du tombeau et cet « étrange vieillard » final joueur d’une vielle aux accords d’une étrangeté morbide. Rencontre aussi d’un tilleul dont le calme, perturbé à peine d’une brise qui fait bruire les feuilles, devient un émoi invitant aussi vers un ailleurs bruissant comme « Le Roi des Aulnes », moins dramatique en apparence, dans une sorte de résignation triste et tendre.

Aussi excellent pédagogue, que bon pianiste et merveilleux chanteur, Jérôme Boutillier – qui se change devant nous pour enfiler une robe de chambre et des chaussures d’intérieur – interpelle les spectateurs pour lui donner des indications sur ce qu’il va entendre (mais aussi ce qu’il voit), et tient à préciser qu’il n’a pas suivi l’ordre des poèmes tel que choisi par l’éditeur, mais l’ordre chronologique de leur écriture par Müller (et tel que décrit par le grand Dietrich Fischer-Dieskau dans son livre sur Schubert).  S’accompagnant donc lui-même, chose assez rare pour être soulignée, il débute la soirée avec le fameux “Gute Nacht”, et d’emblée le chanteur semble avoir compris et fait sien ce cycle redoutable, sombre et d’une intériorité déchirante. Chaque mot est savouré, coloré, chaque nuance pensée et ciselée, et rien ne semble avoir été laissé au hasard, révélant une maturité artistique exceptionnelle. Chaque sentiment apparaît vécu, ressenti profondément, dans la chair même, et pourtant jamais l’interprète ne se laisse déborder par l’émotion, gardant toujours un parfait contrôle de son instrument, la marque des très grands. Un tel degré de perfection artistique, à cet âge, voilà qui laisse pantois. Il est rare de n’avoir rien à redire au sujet d’une technique vocale ou d’une caractérisation dramatique, ici, on ne peut que s’incliner, et savourer ces forte timbrés, moirés, ces piani délicats, cette élégance de tous les instants. Les mêmes louanges sont à adresser au pianiste, cette fois, grâce à un toucher d’une finesse rarissime, au son plein et enveloppant et à la musicalité enchanteresse. Car le pianiste-chanteur est aussi dramaturge, et il déploie ainsi un rubato à la fois souple et rigoureux, toujours raffiné jusque dans les coups d’éclat sonores. 

Pleine à craquer, la salle fait un triomphe au petit miracle auquel elle vient d’assister, adressant au protéiforme artiste qu’est Jérôme Boutillier des vivats répétés, un artiste décidément hors-norme que l’on aurait pu suivre encore longtemps dans son “voyage”…

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CRITIQUE, concert. SAINT-ETIENNE, Théâtre Copeau, le 19 mars 2024. SCHUBERT : Die Winterreise (Le Voyage d’hiver). Jérôme Boutillier (piano & chant). Photos (c) Emmanuel Andrieu.

 

VIDEO : Dietrich Fischer-Dieskau chante « Le Voyage d’hiver » de Schubert

 

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