jeudi 24 avril 2025

Nantes. Théâtre Graslin, le 22 janvier 2011. Britten: Le Viol de Lucrèce, 1946. D. Galou (Lucrèce), B. Nelson (Tarquinius), A. Noguera (Junius)… Da Camera. Mark Shanahan, direction. Carlos Wagner, mise en scène

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Jusqu’au 1er février 2011, Angers Nantes Opéra présente l’une de ses productions parmi les plus fortes dont le propos est aussi sujet à une sensibilisation auprès des jeunes spectateurs. Preuve est à nouveau donnée de l’engagement du directeur Jean-Paul Davois pour une scène prenante, exigeante, absolument et magnifiquement engagée. L’opéra gagne dans des réalisations de ce genre, Angers Nantes Opéra sur ce point semble donner le ton.

Réquisitoire pour une humanité enfin « nettoyée » de sa violence, oeuvre humaniste, manifeste contre toutes les barbaries, Le Viol de Lucrèce pose clairement la question: l’homme peut-il être sauvé de lui-même? On ne peut comprendre la partition et son étonnant sens de la parabole, comme de la forme concise et essentielle, (presque ascétique), sans la réinscrire dans son contexte: composée juste après la guerre, en 1946, inspirée par l’engagement du musicien contre les armes, Le Viol de Lucrèce est une oeuvre pacifiste, profondément antimilitariste: en choisissant l’histoire romaine au temps de Tarquin, Britten épingle un régime de terreur, où le tyran étrusque traite toutes les romaines en putains, ne cesse d’humilier ses vassaux, et quand il désire, est prêt à tout, en particulier déflorer cette Lucretia, outrageusement chaste.
La production que choisit d’accueillir à Nantes et à Angers, Jean-Paul Davois, confirme les qualités qui l’avaient distinguées au moment de sa création à Anvers en 2000. Chambrisme exalté, économie du dispositif scénique cependant parfaitement clair voire poétique où la perversité des hommes de guerre, leurs vices indécrotables, se répandent sans faillir en particulier contre les femmes…

La part du diable

Le Viol de Lucrèce se fait acte de l’infamie la plus abjecte, le portrait clinique de l’horreur inhumaine perpétrée par des hommes contre leurs semblables. Le témoignage de Britten face à la folie meurtrière (qu’il a pu contempler) s’immisce sans masques ni détours dans l’une de ses partitions les plus abouties. Mesurée dans ses effectifs, mais terriblement sauvage dans l’expression de son sujet.
La mise en scène en soulignant la fange dans laquelle aiment se draper Junius et Tarquinius, -une avancée de terre sableuse, vase criante des dépravations commises-, souligne aussi par opposition et contraste flagrant, l’angélisme des femmes, leur univers non encore entaché par le poids de désir, de l’envie, de la possession animale. Britten nous fait voir la part du Diable qui sommeille en nous. Carlos Wagner utilise la lumière avec une parcimonie saisissante; rythme une lente descente aux enfers pour Lucrèce la pure, objet désigné de toutes les vilénies. Le viol est suggéré avec tact et finesse. La scénographie exploite la forme fermée d’une boîte, de plus en plus étouffante.

La distribution est proche de la perfection, soulignant les contours tout en éclat et tranchant des profils; tous les chanteurs sont emportés dans la pente tragique et infernale du sujet: saluons le voix ample et chaude de la contralto Delphine Galou dans le rôle-titre, sûreté d’intonation et grande amplitude vocale qui conservent une tension continue pour un rôle particulièrement éprouvant sur le plan émotionnel. La jeune chanteuse défend avec conviction un caractère à l’origine conçu par Britten pour l’immense Kathleen Ferrier.
Son époux, Jean Teitgen (Collatinus), doté d’une même puissance vocale, surpassant l’orchestre sans charger en puissance montre pourtant toute l’impuissance du romain, certes noble et héroïque, vaincu en vérité et défait, totalement démuni face au viol / meurtre de sa femme (retrouvailles « glaçantes » au II).
Les deux rôles féminins, chacune dans leur tessiture caractérisée (la soprano lumineuse et tendre de Katherine Manley pour Lucia et l’alto Svetlana Lifar, toute en vérité également, pour Bianca) forment un superbe duo aux fleurs de l’acte II, après le viol nocturne, avant que Lucrèce ne paraisse… justesse du jeu, tableau vivant et palpitant d’une maisonnée pleine d’espérance et de tendresse encore enivrée par une aube printanière, … au sein des ténèbres.

Les deux rôles masculins, ceux des guerriers sans foi ni loi retiennent particulièrement l’attention tant le soin psychologique et la finesse du chant que les interprètes leur apportent, éclairent a contrario ces deux figures diaboliques, d’un noir profond parfaitement terrifiant: Benedict Nelson développe sans lourdeur démonstrative une perversité faible et coupable, pour un Tarquinius Sextus porté par son désir de félin destructeur. Remarquable en intensité et justesse de ton, le Junius de l’excellent baryton Armando Noguera, déjà remarqué à Angers Nantes Opéra (pour les productions précédentes du Golem ou de Sumidagawa) cisèle (comme à son habitude) son personnage, sensible à sa nature ambivalente, d’un trouble cynique et shakespearien: double plus machiavélique encore de Tarquinius, le chanteur dévoile tout ce qu’il y a de Iago dans le personnage: un être vil et politique, manipulateur et retors, complice en beuverie alcoolisée (I), et tout autant dénonciateur, faussement indigné par la barbarie perpétrée (II); humilié secrètement par sa femme Patricia qui l’a trompé et fait cocu (Tarquin se moque assez de lui pour ouvrir cette plaie insupportable au I), Junius n’a de cesse de s’en venger en atteignant l’honneur de Collatinus: Tarquin trop faible sera l’instrument de sa vengeance. Junius, comme Iago distillant le poison du soupçon dans le coeur d’Otello, aiguise le désir du Prince étrusque pour cette Lucretia, romaine, trop vertueuse qui fait la fierté de son époux, … trop belle pour être chaste et fidèle à son mari… Ni surenchère, ni neutralité, le chanteur trouve là aussi un ton juste et suggestif, entre roublardise et calcul millimétré: il fait de Junius cette autre figure du diable, prêt à renverser l’infâme Tarquinius, dénonçant son crime atroce.

No angoissant

Saluons surtout l’intelligence de la mise en scène, l’économie héritée du théâtre No japonais que Carlos Wagner assume d’autant que Britten en était lui-même admirateur. A la violence et à la sauvagerie du propos, l’homme de théâtre apporte un sens de l’ellipse visuelle et scénographique admirable. Cet équilibre des options dramaturgiques ne cache pas son pessimisme foncier: l’humanité est bien perdue; l’homme détruit plus qu’il ne crée. Le metteur en scène apporte à la réalisation cette couleur désespérée, émouvante d’un fatalisme sans issue. Même la lecture chrétienne qu’apporte le choeur ne suffit plus à croire en une espérance… Ce que Lucrèce nous apprend, c’est qu’il n’existe aucune réponse, aucun baume (et surtout pas une croyance) au traumatisme de la guerre, à l’absurdité d’un viol. A la question fondamentale: l’homme peut-il être sauvé?, Britten semble donc nous répondre « non ». Réponse terrible car ici ni la victime, ni son bourreau ne peuvent s’en sortir: c’est toute la valeur de l’incarnation de Benedict Nelson que d’apporter en ce sens, cette nuance du désoeuvrement total dans son personnage: après le viol, Tarquin exprime bien la vacuité insondable du loup repu mais plus déconcerté encore par sa faiblesse écoeurante. La vertu est un combat plus dur encore que le mal: Tarquin nous le démontre par son esprit vil et faible. Malgré son éclat moral, « l’insolente » Lucrèce en paie le prix fort.

Dans ce registre du poétique tout en nuances, le relief du choeur masculin et féminin gagne en criante vérité: chacun de leur commentaire à l’action, chacune de leur incantation, rétablit la lecture humaine/humaniste du drame tragique auquel nous assistons, atteint le grand souffle des passions tragiques: voix sortis de l’ombre (et apparemment comme muselées en un temps de terreur: d’où le linge qui bande leurs yeux et ces liens entravant leurs mains), les deux voix, comme celles d’un oratorio, inscrivent l’action sur un plan symbolique, dénonçant dans les actes commis et dévoilés, la part qui fait de tout homme, un démon. A plusieurs reprises, l’exhortation de Britten adressée au public, se révèle déchirante, faisant de l’opéra, malgré l’économie de sa réalisation formelle, un manifeste engagé pour l’amour, contre la guerre, contre toute les formes de violence. Que la sauvagerie exprimée s’exerce sur les femmes ajoute encore à l’horreur de cette violence. A cela, soulignons combien le thème de l’innocence tuée est emblématique de tous les livrets des opéras de Britten. Tout cela Carlos Wagner le comprend parfaitement et trouve des correspondances visuelles et scénographiques d’une indéniable cohérence.

D’autant que le chef britannique, grand connaisseur de Britten, Mark Shanahan apporte une direction toute en demi teintes, sachant tirer profit des solistes de l’ensemble Da Camera: il excelle à tisser la tension d’un drame cynique; soulignant ses pointes sardoniques, ses accents lugubres et terrifiants, avançant à pas feutrés dans une machinerie musicale de plus en plus suffocante. Le soin apporté aux climats (nocturne introduisant la scène du viol de Lucrèce par Tarquin au début du II), son sens de l’architecture dramatique, déjà saluée dans L’Affaire Makropoulos de Janacek présentée la saison dernière (mai et juin 2010) ici même, fait merveille, en particulier pour le souffle incantatoire et humaniste des deux voix du choeur. En cela, le dernier tableau où le spectateur prend toute la mesure du viol, comme symbole de l’inacceptable, s’avère déchirant. Les hommes violent et tuent. Leurs témoins, tristes spectateurs, observent… atterrés, impuissants. Magnifique et légitime reprise.

Nantes. Théâtre Graslin, le 22 janvier 2011. Benjamin Britten: Le Viol de Lucrèce, 1946. Delphine Galou (Lucrèce), Benedict Nelson (Tarquinius), Armando Noguera (Junius), Jean Teitgen (Collatinus), Katherine Manley (Lucia), Svetlana Lifar (Bianca), Robert Murray (le choeur masculin), Judith Van Wanroij (le choeur féminin). Ensemble Da Camera. Mark Shanahan, direction. Carlos Wagner, mise en scène.
Il reste encore 3 dates pour Le Viol de Lucrèce de Benjamin Britten. Les 28, 30 janvier puis 1er février 2011 à l’affiche du Grand Théâtre d’Angers. Toutes les infos et la billetterie en ligne sur le site d’Angers Nantes Opéra. Production incontournable.

Prochaines productions présentées par Angers Nantes Opéra: Cauchemar à Venise, production en création à partir du 2 février 2011. A partir de mars 2011, ouverture des réservations pour l’excellente autre production du Château de Barbe Bleu de Bela Bartok, reprise du spectacle dans la mise en scène choc de Patrice Caurier et Mosche Leiser (couplé avec le ballet Le Mandarin Merveilleux), événement lyrique à Nantes et à Angers, programmé début octobre 2011.

Illustration: © Jef Rabillon 2011 pour Angers Nantes Opéra

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