Les Musiciens de Saint-Julien fêtaient hier leurs 20 ans d’existence avec deux événements exceptionnels à la Salle Gaveau. S’il est une qualité que l’on peut associer à François Lazarevitch, c’est bien l’imagination dans la composition des programmes et des univers sonores proposés. Avec son Ensemble, il aime emprunter des chemins de traverse et assume pleinement la liberté de cet éclectisme stylistique. Et ces concerts « anniversaire » n’y font pas exception. L’alternance d’œuvres instrumentales et vocales est superbement agencée pour donner un rythme parfait à cette célébration.
Le premier concert programmé à 17h a mis l’accent principalement sur le talent protéiforme de trois compositeurs, Bach Vivaldi et Telemann, qui cultivaient la virtuosité et les éclats dramatiques sur le plan musical. Comme toujours, François Lazarevitch mêle à une fine connaissance musicologique une pratique intuitive de la musique ancienne. Il donne ainsi à Vivaldi une étonnante parure dans une adaptation pour musette du « Printemps » et de « La notte ». D’emblée, on admire la rythmique et les attaques précises. L’atmosphère devient plus virtuose encore avec l’emploi de la musette (que François Lazarevitch a nommé affectueusement, en cette soirée, « ma quincaillerie ») qui se mêle parfaitement au timbre vibrant des violons. On apprécie également les splendides couleurs des cordes dans le « Concerto en Ré Majeur » de Telemann, avec ce thème bondissant du premier mouvement, puis du mouvement final, très animé.
Comme à son habitude, le flûtiste jongle entre le pupitre et plusieurs instruments, et donne ici la pleine mesure de son éclectisme. En homme-orchestre, il galvanise le talent de l’Ensemble et également de la voix qu’il accompagne. A ses côtés, la soprano Elodie Fonnard nous livre, en effet, un délicieux « Rossignols amoureux », extrait d’Hyppolite et Aricie de Rameau. Le timbre de la chanteuse est idéal pour ce répertoire et s’illustre avec brio. La voix est ductile, légère, dans tout son ambitus. Le chant est pur et débarrassé de toute fioriture inutile et nous offre une parenthèse suspendue dans le temps.
Dans ce concert de fin d’après-midi, Les Musiciens de Saint-Julien revisitent également les pages populaires d’Europe centrale inspirées par les danses de Moravie et des chansons traditionnelles de Slovaquie interprétées ici par la mezzo-soprano Hélène Richaud, également violoncelliste. Autant d’œuvres qui font ainsi écho au disque « Beauté barbare » enregistré il y a deux ans par Les Musiciens de Saint-Julien. L’ensemble et son chef mettent ici leur virtuosité au service de la redécouverte mémorielle d’œuvres traditionnelles faites de partitions retrouvées grâce à la transmission écrite ou orale. Il en est ainsi du Manuscrit Uhr Ovska, et ses suites de danses au rythme entêtant où François Lazarevitch, en tant que soliste, nous livre des moments d’anthologie à la bagpipe. Comme toujours, avec Les Musiciens de Saint-Julien, le « savant » côtoie, sans condescendance, le « populaire » de la plus bouleversante des façons.
Le concert du soir, conçu comme une Grande Fête celtique, nous amène sur les rives de l’Ecosse, de l’Irlande et de l’Angleterre, les Musiciens de Saint Julien suivant les itinéraires déjà empruntés dans leurs albums « For Ever Fortune », « The High Road to Kilkenny », et « The Queen’s Delight ». Sont ici à l’honneur la mandoline, la harpe baroque et en majesté picturale, les flûtes et small pipes de François Lazarevitch. Les Musiciens de Saint-Julien s’amusent de « reels », de gigues, suites et danses à un rythme enjoué.
Dans cette farandole de sons et de rythme, François Lazarevitch a convié des voix émouvantes (le ténor Robert Getchell, le baryton Enea Sorini, la mezzo-soprano Fiona McGown) et aussi un jeune danseur de claquettes irlandaises, Nic Gareiss. Cette soirée est une fête mais elle est aussi une affaire de musiciens et cela s’entend. Chacun s’écoute et s’observe attentivement sur scène et même hors scène. A cet égard, pour tout comprendre de cette osmose, il fallait capter l’expression de François Lazarevitch dans la pénombre de la scène, le regard rivé sur ses musiciens et l’excellent ténor Robert Getchell interprétant une chanson traditionnelle Irlandaise « Celia Connalon ». Et dans cet accord parfait, le dialogue entre les voix et l’ensemble instrumental est total. Le charme ne s’épuise jamais à l’écoute de ces musiques profondes, alertes ou lentes, vives ou contemplatives.
Nous sommes ici loin des timbres cossus et lisses d’un English Concert ou d’une Academy of Ancient Music, mais l’approche vivifiante de François Lazarevitch et de son Ensemble, aux sons à la fois corsés et rustiques, qui emprunte beaucoup à la danse, emporte l’enthousiasme de l’auditeur au fil des pièces. Telle est l’alchimie entre art populaire et approche érudite de la musique des Musiciens de Saint-Julien. Quel bel anniversaire !