jeudi 24 avril 2025

Albert Roussel (1869-1937): L’écriture symphonique Les Quatre Symphonies, Le Festin de l’Araignée, Bacchus et Ariane…

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Albert Roussel (1869-1937)
L’oeuvre symphonique

Albert Roussel dont 2007 a marqué les 70 ans de la disparition (comme Ravel, décédé également en 1937), incarne l’aboutissement d’une sensibilité à part, dont la carrière militaire (dans la marine en tant qu’officier jusqu’en 1894), tout en le conduisant aux confins des mondes connus et familiers, aiguise son aptitude à la composition et son aspiration à se dédier exclusivement à l’écriture musicale. D’ailleurs, décidant ainsi de se consacrer à la musique à l’âge de 25 ans, le jeune parisien, élève en contrepoint et en harmonie de l’organiste Eugène Gigout, raconte dans la texture extrêmement raffinée de son orchestre, les univers et les voyages éprouvés ou rêvés. Plus tard, disciple de Vincent d’Indy (classe d’orchestration) à la Schola Cantorum, Albert Roussel devient professeur de contrepoint jusqu’en 1914: il a comme élèves: Satie, Varèse, Martinu

Un génie de l’orchestration et de l’harmonie
Le musicien est aussi un être généreux, doué de qualités de coeur et d’esprit exceptionnelles. En créateur original, Albert Roussel exprime dans ses ballets et ses quatre symphonies, la puissante activité d’un monde personnel, baigné par les souvenirs et les sensations filtrées du plein air, de la mer, des voyages qu’il a fait comme jeune officier. Tout en soignant et ciselant grâce à une orchestration raffinée, dans le sillon tracé par Ravel et Debussy, l’allant suggestif et évocatoire de ses partitions, le compositeur entend abolir les chaînes de tout carcan narratif. Avec lui, le développement musical exprime le jaillissement des sensations et des atmosphères sans « prétexte » anecdotique qui pourrait en atténuer et réduire l’approfondissement poétique. C’est donc, même dans ses ballets dont les plus célèbres, Bacchus et Ariane, (qui témoigne de sa pleine maturité, comme la Symphonie n°3) ou Le Festin de l’Araignée, l’émergence d’une musique « pure », qui se satisfait à elle-même dont les audaces harmoniques, toujours cependant dans la tonalité, l’orfèvrerie instrumentale, la pulsation continue imposent une ivresse subjective, prenante, souvent irrésistible, parfois âpre et vénéneuse…

L’ensemble de sa création symphonique se déroule de 1904 à 1935, en ce qui concerne les quatre Symphonies. A ce paysage marquant l’évolution de l’écriture française, sont aussi associées les suites de ballets, plus souvent jouées que les symphonies, et dont l’enchaînement sans correspondance chorégraphique, validé par l’auteur, constitue de purs joyaux du style orchestral français, dans les trois premières décennies du XXème siècle: citons deux partitions parmi les plus éloquentes du génie musical de Roussel, et qui confirme la collaboration étroite du musicien avec Jacques Rouché, directeur de l’Opéra de Paris. Le Festin de l’Araignée est écrit pour la scène du Théâtre des Arts, en 1913, à la demande de Rouché qui ne dirige pas encore l’Opéra Garnier. La partition flamboyante convoque une sorte de féerie animalière où l’araignée piège dans sa toile nombre d’insectes danseurs, avant d’être elle-même dévorée par une mante religieuse. Le ballet Bacchus et Ariane, composé immédiatement après la Symphonie n°3, indique tout autant que cette dernière partition, le génie de Roussel à son apogée. Du ballet initial créé en 1931 sur la scène du Palais Garnier, à la demande de Jacques Rouché, (avec Serge Lifar dans le rôle-titre, et les décors de Giorgio De Chirico) Roussel façonne deux Suites pour orchestre: architecture rythmique puissante, orchestration et harmonie d’une extrême précision et d’un raffinement audacieux, intensité onirique, humeurs et climats foisonnants, grâce à un don mélodique inouï, les deux Suites de Bacchus et Ariane, forment le dyptique d’un chef-d’oeuvre de la musique française, que peu de chefs joue dans son intégralité: la Suite II restant la favorite esseulée des programmateurs. En plus des ressources du poète, peintre des climats et des couleurs de l’orchestre, l’oeuvre dévoile aussi le portraiste, capable d’exprimer les individualités complexes et attachantes des deux héros mythologiques.

Symphonie n°1, « Le poême de la forêt », opus 7
Poème en quatre parties, l’opus 7, composé de 1904 à 1906 témoigne de la première inspiration du poète musicien, encore explicitement influencé par César Franck dans le recours au principe du thème cyclique, par Debussy surtout dans la parure instrumentale aux multiples facettes mouvantes et suggestives. Mais le souffle panthéiste, cet appel à la nature, au tout cosmique, ce chant particulier encensant le miracle et la danse des éléments, comme le fil très subtil de l’harmonie, sont déjà des caractères strictement rousselliens. Dédié à Alfred Cortot, l’oeuvre est créée à Bruxelles, le 22 mars 1908.
Plan: Prélude (« Forêt d’hiver »: chant solitaire du hautbois), enchaîné à l’Allegro (« Renouveau »: allant pastoral), Adagio (« Soir d’été »: sentiment de sérénité), Finale (« Faunes et dryades »: la vivacité rythmique, sauvagerie et éveil contemplatif, préfigure la Bacchanale conclusive de Bacchus et Ariane). Le Finale cite le thème sourd et profond du premier mouvement « Forêt d’hiver », conférant à l’ensemble son unité poétique, comme un paysage subjectif, remarquable par l’équilibre de sa palette chromatique.

Symphonie n°2, en si bémol majeur, opus 23
Démobilisé en 1919, Roussel compose au Cap-Brun sa Deuxième Symphonie. L’oeuvre ne fut terminée qu’en 1921, à Varengeville, près de Dieppe, et créée en mars 1922, aux Concerts parisiens Pasdeloup sous la direction de son dédicataire, Rhené-Baton. L’écriture qui s’écarte d’emblée des chatoyances immédiates et franches de la palette impressionniste, vers des tons plus feutrés et sourds, ne suscite pas un succès immédiat. C’est Serge Koussevitsky, Outre-Atlantique, qui en en comprenant le mystère et la complexité des thèmes et développements autant allusifs que souterrains, s’enthousiasme le premier pour l’opus symphonique de Roussel, lui apportant l’exposition légitime et depuis la reconnaissance qu’elle mérite. Trois mouvements portent l’énergie subtile et les couleurs infinement raffinées de la partition: Introduction et Allegro (indécision tonale, vitalité rugueuse et irrésistible, balançant entre extase triste voire déprimée, et exaltation tendre et lyrique). Scherzo: le mouvement central se distingue par sa pulsation propre dont l’activité indique l’intensite de « la vie intérieure », par le climat de mystère suspendu, flottant, irrésolu, porté par la combinaison cors/altos, emblématique de Roussel. Adagio et Finale: Roussel s’autorise les déchaînements annoncés puis déployés d’une tempête instrumentale, houle océane dont l’orchestre exprime l’écoulement et la force antagoniste des arêtes et des vagues puissantes… après avoir développé le motif du cataclysme, le compositeur conclue son oeuvre en un apaisement final, salvateur, qui cite, comme un retour à la paix espérée, le thème de l’Introduction.

Symphonie n°3, en sol mineur opus 42

Composée au moment de l’âge mûr, par un auteur désormais sexagénaire, la Symphonie n°3, écrite en 1929/1930, suit ce fil continu né d’un subjectivisme puissant et original, doué d’une pulsation rythmique permanente. Il s’agit assurément de la pièce maîtresse de son style, le joyau d’un parcours stylistique puissant et original. L’opus est un chef d’oeuvre en marquant l’évolution de la Symphonie française au tournant des années 1920/1930. Serge Koussevitsky, décidément très impliqué dans la carrière de Roussel et dans la diffusion de ses oeuvres, lui avait passé commande de cet opus décisif, à l’occasion des 50 ans de l’orchestre symphonique de Boston. Ainsi, la Symphonie n°3 fut créée à Boston, le 17 octobre 1930. En quatre mouvements, la partition affirme le génie symphonique du compositeur, désormais unanimement salué aux Etats-Unis. Un motif conducteur de 5 notes, présent dans chacun des mouvements, réalise de part en part, leur correspondance comme leur indéniable unité.

Plan des quatre mouvements: Allegro (I). La pulsation spontanée, « printanière » (dira Poulenc), et continue insuffle une porté et un souffle irrésistible à ce mouvement premier. Adagio (II): exposé aux flûtes, le thème des 5 notes est sujet à variations (marche, fugue…), et souligne le caractère prenant voire radical d’un sentiment de pleine conscience qui aspire à la rêverie. L’onirisme suspendu qui se dégage de la texture orchestrale, entre tendresse et âpreté, exprime au plus près le génie atmosphérique de Roussel. Vivace (III): le compositeur redouble de vitalité ivre, admirablement énoncée par une écriture là encore ciselée. Allegro con spirito (IV): l’emportement d’une rageuse élégance, furie orfèvrée, citant parfois Haydn, offre avec les mouvements précédents, une nouvelle image irrésistible du génie climatique et pulsionnel de Roussel, capable d’enchaîner plusieurs micro-épisodes, sertis de chatoiements instrumentaux, menés avec grâce et fluidité par un sens personnel de la continuité organique, associant frénésie et sauvagerie, avec intimisme tendre du violon solo dialoguant avec les bois… L’exposition triomphale des cinq notes clés, conclue l’oeuvre en une exclamation apollinienne.

Symphonie n°4 en la majeur, opus 53
Malade, afffaibli, Roussel achève la composition de sa dernière Symphonie, le 31 décembre 1934, soit quatre années après la Troisème Symphonie, véritable joyau et chef-d’oeuvre de l’écriture symphonique française. La création de la Symphonie n°4 par l’orchestre Pasdeloup, sous la direction d’Albert Wolf, le 19 octobre 1935, suscita un enthousiasme unanime. Cependant si l’orchestrateur s’y déploie sans limite, faisant valoir une connaissance aiguë des possibilités oniriques autant qu’expressives, la Quatrième s’avère un degré en dessous de l’unité et de la richesse harmonique de la Troisième Symphonie. Aux amateurs de synthèse, s’il ne fallait ne s’intéresser qu’à une seule oeuvre, la Symphonie n°3 s’impose sans hésitation.

Plan
: Allegro con brio (I). Comme à son habitude, Roussel s’impose en maître absolu de l’intensité dynamique, l’effervescence permanente des pupitres, doublant son sens mélodique d’une maîtrise fine et ciselée de la texture instrumentale qui cite, elle, le talent de l’orchestrateur, digne égal d’un Ravel. Lento molto (II): dépouillement, sens de l’essentiel, pureté et décantation indiquent et la réussite de ce mouvement éblouissant par ses teintes ténues et murmurées, et la prodigieuse maturité poètique du prince musicien. Allegro scherzando (III): les qualités précédentes ici s’entendent dans une égale maîtrise par le sens de la métrique pulsionnielle, cette énergie arachnénenne dont Roussel a le secret. L’idée de la marche quasi obsessionnelle, n’empêche pas non plus, ces micro-climats d’une hypersensibilité évocatoire, totalement neuve et jaillissante. Allegro molto (IV): en un rondo, le compositeur semble revisiter les grands classiques baroques, exigeant de tous les pupitres dont en particulier les cuivres, un hédonisme exalté toujours davantage ciselé: le final est porté vers la lumière, en une sorte de révélation ultime.

CD
Le label Ondine publie en mars 2008, l’intégrale des Symphonies d’Albert Roussel, Symphonies n°1 à 4, couplées avec les deux Suites de ballets, Le Festin de l’Araignée, et Bacchus et Ariane. Orchestre de Paris, Christoph Eschenbach, direction. 3 cds Ondine. Lire notre critique des Symphonies et Suites de Ballet d’Albert Roussel par l’Orchestre de Paris et Christoph Eschenbach (enregistrée en 2005)

Référence et coup de coeur de la rédaction de classiquenews.com, Stephane Denève à la tête du Royal Scottish national orchestra a enregistré les deux chefs-d’oeuvre de la maturité, propre aux années 1930: Symphonie n°3 et Suite de Bacchus et Ariane, chez Naxos en 2006. Lire notre critique de la Symphonie n°3 et Bacchus et Ariane d’Albert Roussel par Stéphane Denève (1 cd Naxos)

Illustrations: (1) Mela Muter: Albert Roussel à sa table de travail (Dieppe, musée). (2) Jacques Rouché (DR). (3) Albert Roussel (DR)

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