Miroirs et subtilité de l’exotime français
L’exotisme de Padmavâtî, comme la démarche du Groupe des Six, détenteur de la permanence du goût français, demeuré intacte malgré la déflagration de la première guerre, est un excellent prétexte pour développer ce en quoi se manifeste le génie des musiciens hexagonaux: la couleur et les subtilités harmoniques. Cette délicatesse » à la française » devenant rempart contre toute « menace » extérieure explique ainsi pourquoi « l’étranger » Strawinsky ne fut pas accepté sous la coupole de l’Institut, en 1936. De fait, la partition d’Albert Roussel, créée auparavant en 1923, si elle ressuscite pour beaucoup, les souvenirs éprouvés sur le motif indien lors d’un voyage personnel, tout en assimilant Debussy, créée du neuf et du visionnaire, du totalement personnel même, aussi spécifiquement français qu’orientalisant. L’orchestre qui y est l’un des plus sauvages et primitifs, tout aussi intense et délirant, mais à l’inverse d’un Strawinsky justement, est aussi d’un raffinement rarement égalé…
Le mécenat de Jacques Rouché
En peintre étonnant et aussi captivant des climats musicaux, Albert Roussel sut convaincre le patron des arts, Jacques Rouché (1862-1957), qui, industriel avisé et florissant (dans les parfums), sut favoriser la création de son temps. Déjà sur la scène du Théâtres des Arts dont il programma la saison musicale et théâtrale, Rouché avait commandé à Roussel, Le festin de l’Araignée. C’est d’ailleurs dans la foulée du succès de cette première partition en collaboration, que Rouché au moment où il devient directeur de l’Opéra Garnier (1913), demande un nouvel ouvrage au génial Roussel: un opéra. La séduction spécifique du compositeur vient de son sens exceptionnel d’orchestrateur et d’harmoniste: la partition du Festin est somptueuse autant que raffinée, et s’impose autant par son opulence instrumentale que par sa transparence et sa recherche permanente de couleurs. Rouché ayant fait sa demande officielle pour Padmavâtî, n’attend plus que le manuscrit.
Mais les événements allaient prolonger la genèse de l’oeuvre. La guerre déclarée, Roussel remit à plus tard la composition car il s’engagea dans l’armée française comme conducteur.
Source indienne
Le sujet fut inspiré au musicien par son voyage en Inde (Rajastan), réalisé avec son épouse en 1909. Les images et les sensations collectées à cette époque devaient rester gravées dans sa mémoire, nourrir son inspiration, se concrétiser quelques années plus tard, en 1918, dans la trame de Padmavâtî. Roussel qui profite pendant son séjour en Inde, de la complicité des Macdonald, dont le mari, Ramsay, est membre du Parlement à Londres, visite en particulier le palais de Padmavâtî (Padmini), précisément le lieu où la princesse légendaire se suicida dans les flammes, en 1303.
Démobilisé, Roussel se remit au travail et acheva son oeuvre le 28 novembre 1918: la date est précisément indiquée sur la dernière page de son manuscrit. Mais le projet qui exigeait outre une distribution aguerrie, réclamait aussi un dispositif visuel et scénique ambitieux, à la mesure du souvenir visuel et concret éprouvé en Inde. Finalement, Roussel put écouter la première de son oeuvre, le 1er juin 1923, sous la « protection avisée » de Jacques Rouché. L’année 1923 est miraculeuse sur le plan de la création, qui enfanta aussi Les Noces de Strawinsky et Les tréteaux de Maître Pierre de Manuel de Falla.
Magie de la musique pure
Les témoins de la création dont Dukas tout en louant la richesse évocatoire d’un orchestre flamboyant, regrettent cette union jamais harmonieuse entre déploiement scénique en particulier chorégraphique (car l’opéra s’inspire nettement des tragédies ballets de Lully et de Molière), et action dramatique. Padmavâtî est-elle une oeuvre théâtrale portée par le chant des personnages autant que de la musique, ou plutôt un ballet soutenu par la parure de l’orchestre, à la fois ensorcelant, sauvage, primitif, vénéneux? Dukas aura tranché en soulignant combien la partition aurait grandi à n’être qu’un pur ballet, tant la musique palpite, se tord, déploie l’extase et l’onde émotionnelle, à la façon du Debussy de Prélude à l’après midi d’un faune, ou du Martyre de Saint-Sébastien. C’est dire la richesse singulière de la partition roussélienne.
Avec le recul, Albert Roussel a composé dans Padmavâtî, un chef d’oeuvre total, à la fois, lyrique et vocal, dramatique mais aussi chorégraphique, et surtout musical (vagues vénéneuses et prenantes de l’orchestre doué d’audaces harmoniques inouïes). Il appartient à chaque production nouvelle de satisfaire la résolution de cette somme éclectique.
Synopsis
Acte I. Ratan-Sen et Alouaddin
Dans le palais de Chitoor, le roi Ratan-Sen, qui a signé un pacte d’amitié avec le sultan moghol Alaourddin, attend son nouvel ami dont chaque étape de la progression, d’une porte du vaste palais à l’autre, est exprimée à l’orchestre par plusieurs vagues tumultueuses. En présence de son invité, Ratan-Sen réclame les danseurs du royaume pour honorer leur hôte de marque (Danse guerrière) grâce à un ballet dont la sauvagerie l’indispose. Alaouddin demande des plaisirs plus « doux ». L’invité souhaite voir les femmes esclaves du roi indien (Danse des femmes esclaves) en particulier l’épouse légitime de Ratan-Sen, la princesse de Singhal, Padmavâtî… Alouaddin succombe à l’apparition de la femme dont la beauté le saisit: si Ratan-Sen entend préserver la paix entre les deux royaumes, il doit offrir son épouse. Consciente de ce qui se trame, Padmavâtî a la vision de la chute du royaume car Ratan-Sen refuse immédiatement.
Acte II. Le sacrifice par les flammes
A la lumière du palais royal, répond la pénombre du temple de Siva. Ratan-Sen qui a déclaré la guerre au souverain Moghol, paraît exténué, visiblement vaincu: la chute du royaume est proche. Seul, Padmavâtî en faisant l’offrande de son corps, peut sauver l’ordre. La princesse a décidé du sort de sa race: la mort, pour elle et pour son époux. Ce qui ne peut être fusionner dans la vie, le sera dans l’autre monde. Elle poignarde Ratan-Sen, tout en lui dévoilant son projet: leurs deux âmes seront unies dans la mort. L’orchestre exprime les forces surnaturelles (esprit des déesses Durga et Kali) qui conduisent Padmavâtî, dans son long ballet funèbre. En un tumulte primitif qui s’écoule et s’enfle dans la musique, la reine se jette dans un vaste bûcher, cependant que Allaouddin assiste au rituel, à la fois, impuissant et terrassé par un spectacle qui le dépasse.
Agenda Direction musicale: Lawrence Foster Finnur Bjarnason, Ratan-Sen
Paris, Théâtre du Châtelet. Du 14 au 24 mars 2008. Avec Marie-Nicole Lemieux (Padmavâtî)… Opéra-ballet en deux actes. Livret de Louis
Laloy. Créé à l’Opéra, le 1er juin 1923. Orchestre philharmonique de
Radio France. Chœur du Châtelet
Mise en scène: Sanjay Leela Bhansali
Scénographie: Omung Kumar Bhandula
Chorégraphie: Tanusree Shankar
Costumes: Rajesh Pratap Singh
Marie-Nicole Lemieux, Padmâvatî
Alain Fondary, Alaouddin
Yann Beuron, Le Brahmane
François Piolino, Badal
Blandine Folio Peres, Nakamti
Laurent Alvaro, Gora
Alain Gabriel, La Sentinelle
CD
EMi classics vient de rééditer (décembre 2007, dans sa collection operas series) la version légendaire de Padmavâtî d’Albert Roussel, réunissant Marylin Horne, Nicolai Gedda, José Van Dam, Jane Berbié, sous la direction de Michel Plasson. Enregistrement de la Halle aux grains à Toulouse, 1982-1983)
Radio
Samedi 29 mars 2008 à 19h, France Musique diffuse la réprésentation de la production présentée au Châtelet le 14 mars 2008.
Illustrations
(1) Gustave Moreau: Salomé devant Hérode (DR)
(2) Albert Roussel