Savoureux Falstaff
Le spectacle met en lumière les épisodes dramatiques clés, insistant surtout sur le profil psychologique du rôle-titre: ici, Falstaff est un rockeur retraité qui a gardé son âme séditieuse; dont l’embonpoint – que les metteurs en scène dévoilent sans pudeur au début de l’acte III- suscite une haine persistante chez les villageois et les commères de Windsor. Il y a beaucoup d’humanité chez cet être plein de bienveillance, qui veut encore croire à l’amour… malgré un physique bien peu attrayant. Il est affublé de ses deux compères, toujours prêts à le tromper, Bardolfo et Pistola, portraiturés en petites frappes rastas…
Face à lui, la horde satanique des bons bourgeois s’affaire d’abord en clans séparés, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre (jusqu’à la scène de la buanderie où tous finalement se retrouvent pour défenestrer le bougre méprisable: scène II, acte II); puis pour la mascarade du Chêne Noir, cette fois toute la bande réunie: chacun y tient un rôle travesti, comédie dans la comédie, pour tromper encore et encore Falstaff désigné dindon de la farce. Le regard n’est pas tendre: il s’attache par petites touches à souligner le cynisme cruel et plutôt barbare d’habitants apparemment bien sous tout rapport. Le décor de l’appartement des Ford (très typé années 70, façon Ikea), l’ennui qui menace ces mégères dévoreuses de chocolats, le plan ourdi par le mari pour que sa fille Nannetta épouse le docteur Caïus (lequel pourrait être son … arrière-grand-père…).
On comprend que le plus humain est celui que l’on harcèle sans vergogne, avec un acharnement insupportable. Falstaff conserve en dépit des événements dont il est la victime, l’espoir, le désir… quand tous face à lui s’enhardissent et s’excitent dans le mépris et la pure méchanceté: après l’avoir défenestré au II, il s’agit ensuite de le terroriser à la nuit tombée dans le parc royal de Windsor (III)…
La réalisation doit son unité au dispositif des tableaux tournants qui résout l’alternance des scènes intimistes, amoureuses par exemple comme le duo Nannetta et Fenton, auquel succède immédiatement le caquetage collectif des hommes et des femmes… Même la magie n’est pas absente: la fée Nannetta, dans sa robe de jeune mariée et de reine des elfes, semble ressusciter l’onirisme de la vieille légende de lutins sylvestres (très convaincante Amanda Forsythe qui a, de plus, l’âge du rôle)…
Côté vocal, même unité, même cohérence grâce à un plateau unanimement convaincant, avec palmes spécifiques au Falstaff, chevalier lyrique réactualisé ex fan des sixties (du King et de Jimmy Hendricks) et plein de panache comme d’amertume sur les hommes, de John Hancock (il ne doit pas être aisé de chanter dans une combinaison qui grossit trois fois le volume de son buste et de ses cuisses!). Très en voix, tempérament comique plutôt investi, l’Alice de Véronique Gens est évidemment l’atout féminin de la distribution; le Pistola de Jean Teitgen, mordant, maffieux et lâche à souhait, se distingue également comme l’excellente Quickly d’Elena Zilio, tentatrice et intrigante persistante. Chacun tient son rôle, projetant le texte avec relief et esprit. Verdi a écrit un opéra où le verbe fusionné à la musique est d’une exceptionnelle précision. Ici l’action suit la parole; le verbe est l’action. Saluons tous les chanteurs, méticuleusement préparés par le chef, de faire entendre cette délectation linguistique qui fait de Falstaff un opéra génial, chant et théâtre accordés, exaltés (réconciliés?).
Autre pilier du spectacle qui lui assure son assise et sa pertinence: la direction exemplaire de Mark Shanahan: une leçon de légèreté facétieuse, d’humour et d’ironie mêlées, de lyrisme tendre et de pointes sardoniques… avec une battue qui a du rythme, du muscle et de l’humanité du début à la fin, ciselant les combinaisons de timbres, les alliages savoureux d’une orchestration particulièrement raffinée et inventive. Ce que le maestro obtient des instrumentistes de l’Orchestre national des Pays de la Loire demeure continûment captivant. Le génie théâtral du dernier Verdi en sort lumineux, mordant, hyperactif. Rien que pour le travail du maestro britannique qui est depuis L’Affaire Makropoulos de Janacek, un fidèle des deux metteurs en scène, la production est déjà louable. Associée à la pertinence de la mise en scène du duo Caurier et Leiser, la production présentée par Jean-Paul Davois pour Angers Nantes Opéra, exauce tous nos voeux. Falstaff flamboyant, caustique et juste.
Angers. Le Quai, le 3 avril 2011. Verdi: Falstaff, 1893. John Hancock (Sir John Falstaff), Alice Ford (Véronique Gens), Amanda Forsythe (Nannetta), Leah-Marian Jones (Meg Page), Elena Zilio (Mrs Quickly), Tassis Christoyannis (Ford), Luciano Botelho (Fenton), Jean Teitgen (Pistola), Eric Huchet (Bardolfo) … Mark Shanahan, direction. Patrice Caurier et Moshe Leiser, mise en scène.
