défunte Reine Anne de Bretagne, Doulce Mémoire retient la Messe de
Requiem (pro defunctis) d’Antoine de Févin, franco-flamand au service
du roi Louis XII, le second époux de la Reine Anne (après Charles VIII).
L’élève de Josquin Desprez s’y surpasse en poésie grave voire lugubre,
en ampleur solennelle, jamais monumentale ni pompeuse…
Retour à des fastes funèbres que l’ensemble Doulce Mémoire, et son directeur plus qu’inspiré, Denis Raisin Dadre,
savent exalter avec la ferveur et la profondeur requise: après la
reconstitution du Requiem pour les Rois de France d’Eustache du Courroy
(1999), joué en 1610 pour l’enterrement d’Henri IV (et pour le coup a
contrario du présent enregistrement, exemple de polyphonie franco
flamande un rien obsolète à l’époque du roi Henri), les interprètes
remontent le temps et s’arrêtent tout recueillement saisissant préservé,
en 1514, le 9 janvier précisément, pour pleurer la mémoire d’une
souveraine, Anne de Bretagne, reine de France, qui s’est éteinte (à 37
ans) au château de Blois. Inhumée (le 16 février suivant) à la
Basilique de Saint Denis, mausolée des rois de France, la défunte a
droit à des funérailles somptueuses où pendant 40 jours, l’apparat le
dispute à l’exclamation déplorative, les larmes aux ors du dernier
hommage… Ces fastes noires demeurent encore le modèle du genre, et la
source d’inspiration pour tous les monarques français après elle.
Pour nous en donner une idée sonore claire et précise, Doulce Mémoire retient la Messe de Requiem (pro defunctis) d’Antoine de Févin,
franco-flamand au service du roi Louis XII, le second époux de la Reine
Anne (après Charles VIII). L’élève de Josquin Desprez (pourtant mort
dès 1512) s’y surpasse en poésie grave voire lugubre, en ampleur
solennelle, jamais monumentale ni pompeuse: il annonce toutes les
nouvelles tendances musicales qui trouveront leur essor sous le règne de
François Ier. Denis Raisin Dadre aurait pu de la même façon retenir la
Messe (tout aussi connue) de Johannes Prioris. Mais le choix de Févin se
montre légitime tant la réalisation musicale atteint souvent l’extase
méditative, le sentiment d’un accomplissement dans l’apaisement et le
renoncement parfaitement assumé. Tout le mérite revient au geste nuancé
et raffiné, articulé et inspiré des chanteurs et instrumentistes
(consort de flûtistes, cornetiste et sacqueboutier…) portés par Denis
Raisin Dadre, en très grande forme. Si l’on devait caractériser
davantage l’impression générale suscité par le Requiem de Févin, la
partition sélectionnée penche plutôt du côté du gisant idéalisé que du
transi expressif et mordant : le portrait musical d’Anne de Bretagne tel
que nous le brosse Févin, relève de la majesté éternelle, de la douceur
éloquente, celle d’une plénitude céleste et divine, promise à la
défunte Reine. La Messe réalise in fine son apothéose ultime et
triomphante.
Le programme propose une reconstitution complète,
incluant aux côtés de la Messe pro defunctis de Févin: le motet « Quis
dabit occulis nostris fontem lacrymarum? », « qui fera de nos yeux une
source de larmes? »: déploration de l’italien Costanzo Festa (dont la
présence est avérée comme chantre et compositeur de la Chapelle Royale);
chants grégoriens (extraits de l’office des mâtines des défunts),
surtout gwerziou (complaintes narratives et chants épiques, historiques
ou tragiques en langue bretonne), interprétés par Yann-Fañch Kemener…
Le chant solo contrastant très fortement avec le raffinement
polyphonique des chantres royaux-, apporte concrètement le souffle de la
prière, la vérité d’une lamentation sincère et humaine (les pleurs de
l’époux très attaché à sa femme?) au coeur d’un océan de dignité
larmoyante. C’est aussi selon le dessein esthétique de Denis Raisin
Dadre, la voix du peuple breton, tout aussi ému à l’évocation de la
Reine Anne, laquelle, en véritable héroïne populaire, incarne malgré le
rattachement final de la Bretagne à la Couronne de France, l’ultime
résistance du duché, son indépendance viscérale.
Très convaincu par
l’inspiration contemplative et recueillie de la Messe de Févin, Doulce
Mémoire se distingue par cet équilibre souverain entre les voix et les
instruments; la sonorité est colorée, riche, onctueuse, indiscutablement
polie et même solaire. L’attention prosodique au verbe s’intensifie
encore dans la pièce déplorative de Costa, choisie en préambule (effets
expressifs comme le silence après « musica sileat »: « musique pourquoi
gardes tu le silence? »)…
Aboutissement de recherches
musicologiques qui couvrent aussi la réalité sociale et humaine des deux
Chapelles royales (du Roi et de la Reine, dirigées par Févin; puis
réunies en une seule après le décès d’Anne), la proposition vocale et
instrumentale respecte l’effectif d’époque, le spectre des couleurs
sonores, mais aussi, grâce à la prise de son la spacialisation lié au
cérémoniel funèbre.
La
solennité de l’instant répond à la dernière représentation de la Reine
de France et duchesse de Bretagne, figure essentielle de l’union
pacifiée entre la France et le duché de Bretagne, figée dans sa stature
d’éternité: elle est exposée dans son état royal, embaumée sur son lit
de mort pendant 6 jours, avant d’être présentée entre les regalia
(sceptre et main de justice, emblèmes de la majesté et du pouvoir
royal) dans la salle d’honneur, encore 2 jours pleins.
La prière se
fait élévation voire lévitation: rien de mieux pour assurer à la
défunte, un repos de paix et de sérénité. Magnifique sans
grandiloquence.
Antoine de Févin: Requiem d’Anne de Bretagne (1514). Pierre Moulu, Costanzo Festa… Yann-Fanch Kemener, chant breton. Doulce Mémoire. Denis Raisin Dadre, direction.
