Prodige de la peinture. Dans la première moitié du XVII ème siècle, Antoine Van Dyck (1599-1641) s’impose sur la scène artistique, telle une comète fulgurante. A 17 ans, il ouvre son propre atelier, à Anvers ; à 19 ans, il est davantage collaborateur – et le plus talentueux-, de Rubens, pilier de l’école flamande, que son élève ou son disciple. Il est ce cas exemplaire où l’âge n’a pas attendu le poids de l’expérience ni la vision que permettent les années. La rupture avec son mentor et l’épanouissement d’un style personnel, absolument original, se réalisent après un séjour italien, de 1621 à 1626, peu avant sa 27 ème année.
Le musicien. Dans le portrait d’un théobiste, probablement Jacques Gaultier, musicien à la cour d’Angleterre de 1617 à 1647, Van Dyck, en pleine possession de son métier, célèbre la présence d’un Français à la Cour anglaise. Dans la carrière du peintre, l’œuvre trahit une sensibilité italienne ; dans celle du musicien, elle confirme la présence du théorbiste au sommet de sa célébrité. Peinture et musique s’accordent pour célébrer deux sensibilités à leur maturité.
Depuis Jacques Ier, l’art français du luth est apprécié des amateurs anglais. Van Dyck couronne par son œuvre un courant de la sensibilité musicale. Le tableau est postérieur à l’arrivée du peintre à la Cour, en 1632, quand Charles Ier le fait chevalier et peintre officiel. Sous la protection royale, le génie du peintre s’épanouit dans l’art du portrait. Contrairement à ce qu’il a choisi dans l’effigie de plein air, déjà romantique, du Souverain en chasseur (Paris , musée du Louvre, 1635/1636), Van Dyck opte ici pour un tout autre parti. Un espace clos, une apparente austérité, noir sur noir, aiguisent la concentration du peintre sur le tempérament du modèle. Gaultier obtient un statut privilégié au sein des musiciens de la Cour de Jacques Ier, en 1619. Van Dyck fixe donc après 1630, les traits d’un artiste célébré dont la position illustre la faveur du luth, ici un chitarone ou un théorbe, auprès des amateurs anglais.
Cet engouement perdure comme l’atteste le Musicke’s monument de Thomas Mace (1676), où la musique française est très présente. La mode vient de France où dans les années 1630, la pratique du luth, loisir noble des princes lettrés, s’affirme. Louis XIII est luthiste. L’Angleterre de Van Dyck adopte cet instrument.
Ici, dans le champs du tableau, le chitarone sans totalement figuré sur toute sa longueur, (contrairement à l’allégorie de la musique du français Laurent de La Hyre, contemporain de Van Dyck), décrit identité et fonctions musicales du sujet. Emblème de la maestrià du musicien, l’instrument introduit un effet qui détermine la perception de la composition. Son oblique (notre lecteur constatera notre inclination pour cette figure structurant les œuvres cf. Le Verrou de Fragonard qui est également construit sur une ligne dynamique en oblique), indique en effet l’action et l’activité du jeu musical, dans un portrait faussement austère, tissé de tension implicites.
L’extension spectaculaire de l’instrument, dont on connaît des spécimens pouvant atteindre jusqu’à deux mètres d’amplitude, souligne par son corps dressé, dans l’étirement suggéré du fin réseau du double chœurs de cordes, l’énergie virile du modèle.
A la fin du XVIème siècle, l’essor du chant soliste de plus en plus expressif, propre à l’articulation dramatique des textes, suscite l’apparition des plusieurs instruments capables de soutenir la voix sans couvrir sa projection ni son éloquence. Riche en harmonies simples, particulièrement profond dans ses basses, le théorbe ou chitarone s’affirme au début du XVII ème siècle. Il diffère du luth théorbé par la longueur des cordes et des bourdons. Sa taille est sa spécificité. Sa seule présence physique, avant d’être musicale, l’impose tout d’abord dans le soutien idéal de la voix et comme instrument soliste. Son usage évolue. Pendant la seconde moitié du XVII ème siècle, et la première moitié du XVIIIème siècle, il devient le pilier habituel du continuo baroque.
Van Dyck saisit l’essence de l’instrument. Sa représentation n’opère pas une description minutieuse mais une citation suggestive. Ici, chevillier, table et caisse demeurent invisibles, placés dans l’ombre. En revanche, l’envergure spectaculaire et emblématique, soulignée par le faisceau des cordes parallèles qui surgissent de l’obscurité, chantent l’autorité du musicien, son art solistique. Si l’on ne sait rien de Gaultier à la Cour d’Angleterre, à l’époque de Van Dyck, le portrait crée une saisissante et familière image, véhémente par la vérité du modèle, intense par sa présence captée sur le vif. Aucun doute, cet homme avance avec détermination. Son instrument lui ouvre la voie. C’est bien ici la musique qui a imposé statut et reconnaissance pour le modèle. La vitalité de Gaultier, faite d’arrogance, de nervosité, de détachement aussi, se concentre dans les yeux. Ils nous fixent, nous prennent à témoin. Gaultier ne veut-il pas nous dire son orgueil, sa fierté, la conscience qu’il a de son talent et le prestige qu’il entend en tirer ? Ne dit-il pas ses prétentions légitimes en tant que musicien du Roi ?
Le peintre. D’autant que le métier de Van Dyck est ici, à l’inverse, d’une exceptionnelle discrétion. Le peintre offre à son modèle, une image sublimée, propre à satisfaire ses aspirations, tout en s’accordant à l’humaine réalité de son apparence : portrait chaleureux et glorieux, familier et héroïque, proche et monumental.
Le cadrage descend bas, il élève la stature de l’homme et lui confère une magnificence silencieuse. Le style de Van Dyck se fait élitiste et réservé. N’est-il pas le peintre du Roi, mais d’une autre façon que Gaultier ? Si l’un fait montre de son art, l’autre le dissimule au contraire.
Le pinceau souligne l’expérience du portraitiste dont le génie rend hommage au Titien, peintre vénitien qui l’a précédé au siècle précédent, dont la touche, l’art du portrait inspirent directement Van Dyck. Le portrait de Gaultier cite en résonance, le portrait de l’homme au gant du Vénitien (Paris, musée du Louvre) : semblable raffinement dense et allusif, même sobre élégance, même justesse atténuée de la facture, même restriction des couleurs.
Presque un monochrome dont la texture est façonnée par la douceur des modelés, l’intelligence des nuances et des tonalités vaporeuses. La matière du costume se fond dans l’ombre. Van Dyck excelle à restituer dans la pâte riche et légère, ce « beau métier flamand », opulent et onctueux, appris dans l’atelier anversois de Rubens. Il excelle dans la foisonnante plasticité des matières : chair palpitante des mains et du visage, grain et brillance des tissus, poignées et col de chemises, masse noire si mouvante du costume.
Tant d’art rejoint la maestria de Titien, par son efficacité mesurée et sa distinction, marque suprême de noblesse. Van Dyck dans sa maturité et plus titianesque que rubénien. Son italianisme volontaire et subtil, célèbre le talent de Gaultier comme il marque aussi dans l’évolution de la touche, ce qui le distingue définitivement de l’opulence théâtrale, voire tapageuse de Rubens.
L’acuité de Van Dyck s’accomplit dans cet instantané. Rien n’est laissé au hasard. A l’oblique dynamique du chitarone, répond en opp
osition, la direction du bras gauche. L’énergie du portrait irradie de sa source : le visage. Sa texture chaude et lumineuse dit le feu de la musique, une hypersensibilité curieuse, sanguine, nerveuse. La fixité agissante des pupilles aiguisées, l’arabesque dessinée des sourcils, l’accent spontané des moustaches oeuvrent pour l’expressivité mordante du musicien dont le peintre a capté sous l’ambition du courtisan, l’intelligence de l’homme.
N’est-ce pas par ces indices ténus, – vivacité et non exubérance du sujet-, élégance experte du peintre, que se profile l’annoblissement du modèle ?
Le chant baroque comme un hymne original qui porterait, et l’ambition du peintre, et l’affirmation du musicien, dispense sa précieuse vérité : âge de la passion, période où la voix soliste s’impose, voilà que paraît l’avènement des aspirations sociales, humaines, artistiques de l’individu. L’ardeur du modèle, l’exceptionnelle réserve du pinceau, oeuvrent pour une ambition partagée. Le statut de l’artiste, soucieux de titres, de dignité, de prérogatives. Musicien et peintre affirment leur sensibilité. L’art est une intention qui veut séduire pour émouvoir, émouvoir pour convaincre. Séduire le commanditaire, plaire à l’amateur : susciter honneurs, commandes, reconnaissance et gloire. Sous des sensibilités différentes, les deux artistes, peintre et musicien, servent un même idéal.
Cd
Hélas, aucun disque consacré à l’œuvre de Gaultier n’est paru à ce jour. Pour guérir de cette injuste et persistante frustration, reportez vous sur la musique d’un grand théorbiste, contemporain de Gaultier, Robert de Visée, par Hopkinson Smith (Astrée e 7773).
Illustrations
Van Dyck, portrait présumé de Jacques Gaultier
(Madrid, musée du Prado)
Titien, l’homme au gant (Paris, musée du Louvre)
Van Dyck, autoportrait.