L’enregistrement réalisé en octobre 2001 à Madrid, et paru en 2002 chez Alia Vox, est en fait une réédition. Mais Naïve inscrivant l’opus au sein de son intégrale des opéras de Vivaldi, rétablit la place et la valeur de l’ouvrage… L’opéra ressuscité par Savall avait à l’époque souffert de l’inclusion des airs signés Corselli, composés pour la reprise de l’oeuvre à Madrid en 1739: l’opéra de Vivaldi est l’un des plus joués… du vivant du compositeur vénitien. Ajout perturbateur, né d’un assemblage -malheureux pour le disque-, qui ayant semé le trouble, avait empêché une juste appréciation de l’apport à l’époque de sa parution.
La présente publication ne s’intéresse qu’à la partition vivaldienne: pas d’inclusion étrangère à la main vivaldienne, mais l’unité du drame lyrique que Vivaldi (à 53 ans) porta fièrement sur les scènes lyriques européennes, en particulier à Prague (printemps 1730), Pavie (Teatro Omodeo, automne 1730 puis printemps 1731)…
La cohérence de l’ouvrage est d’autant plus valorisée que l’édition par Naïve replace l’oeuvre au sein de l’intégrale des opéras de Vivaldi (le manuscrit original vient de la Bibliothèque de Turin, comme tous les opéras de ce cycle discographique)… Même s’il a été produit en 2001, ce Farnace de grande beauté et d’une indiscutable force dramatique, revêt une importance capitale dans le corpus lyrique ainsi enregistré.
Vivaldi viennois
C’est l’oeuvre d’un musicien moins vénitien qu’européen: ayant rencontré l’Empereur Habsbourg Charles VI en 1728, lequel admire au plus haut point le talent musical du pretre Rosso, Vivaldi se rêve… Viennois. Les années 1728-1733 sont décisives pour sa carrière: Farnace illustre ses capacités de maîtrise lyrique, comme les oeuvres contemporaines telles Semiramide (1732), La Fida Ninfa (Carnaval 1732) et Motezuma, créé à l’automne 1733 dans « son » théâtre vénitien, le San Angelo.
Farnace est d’autant plus essentiel dans la démonstration de son style que comme Haendel à Londres, Vivaldi reçoit la concurrence directe des opéras napolitains (avec leurs castrats spectaculaires…).
Au fur et à mesure de sa réflexion sur le sujet et pour les nombreuses reprises de l’oeuvre, Vivaldi corrige, reprend, adapte la partition de Farnace: il nous reste pas moins de 6 versions différentes de l’opéra. Preuve de l’activité du musicien à son endroit et des innombrables adaptations: car l’oeuvre a suscité enthousiasme et succès.
Au cours des 3 actes, aucun temps mort. Le plateau vocal réuni par Jordi Savall à Madrid en 2001 est indiscutable: porté par un orchestre ciselé et dramatique (avec cors et trombones naturels): les solistes en complicité avec le chef s’autorisent comme à l’époque nombres d’improvisations pour les da capo, soignant aussi la vitalité expressive des récitatifs: réussite d’une troupe soudée qui avait suscité notre enthousiasme lors de la première publication de l’enregistrement madrilène. Voici donc cet opéra méconnu, résurrection savallienne d’envergure qui reparaît au disque dans l’intégrale lyrique qu’elle était destinée à rejoindre: plateau vocal cohérent composé d’individualités expressives, orchestre somptueux et gorgé de couleurs, Farnace éblouit, portant haut les couleurs du Vivaldi des années 1730, digne contemporain des champions de l’opéra: Rameau à Paris, Haendel à Londres… La partition regorge de scènes en tension, de confrontations psychologiques qui dans la manière de Racine, sculptent le relief des tempéraments dramatiques: Pharnace, Roi du Pont (successeur de Mithridate) s’oppose aux romains menés par Pompée: héroïque mais vaicnu Pharnace se dissimule, ordonnant à son épouse Tamiri de se donner la mort ainsi que de tuer leur fils, plutôt que de vivre le déshonneur de la défaite… Savall grâce à ses solistes, peint avec panache et vérité le portrait du roi destitué (Furio Zanassi), l’amour que lui porte Tamiri, (Sara Mingardo dont le timbre sombre d’alto renforce les conflits de la mère et de l’épouse) occupée tout autant du sort de son fils; la haine de sa belle-mère Bérénice, reine de Cappadoce (Adriana Fernandez) qui s’allie à Pompée (Cinzia Forte) pour écraser définitivement celui qui lui a dérobé sa fille chérie, Tamiri… Opera seria oblige, le livret s’achève par la clémence du civilisateur et pacificateur Pompée.
Farnace version « Corselli »
Farnace à Bordeaux: juin 2003…
Puis, au moment des représentations de Farnace à Bordeaux, notre rédacteur en juin 2003, écrivait aussi en juin 2003:
« Attention événement ! Bordeaux accueille un découvreur visionnaire dont la justesse de l’instinct musical s’impose indiscutablement. Pape de la scène baroque, le catalan Jordi Savall n’a jamais faibli sur ses chantiers de prédilection : les compositeurs méconnus, l’industrie discographique, le spectacle vivant, plus généralement : la passion de la musique vécue comme un humanisme à partager. Il a révélé Marin Marais et Sainte-Colombe, père et fils : douze années après le film culte, Tous les matins du Monde, il vient de sortir un disque-coffret incontournable dédié à ces musiciens du Grand Siècle. Il reste aussi le seul artiste de musique classique qui osa créer son propre label Alia Vox, il y a déjà 5 ans. Avec plus de 700 000 exemplaires vendus, la maison pourtant jeune s’est imposée sur les marchés du monde entier.
Plus infatigable que jamais, voici notre « croisé » sur un chantier nouveau : le théâtre Vivaldien. On sait l’art avec lequel Jordi Savall cisèle chacune de ses performances publiques. La rigueur, l’exigence conduisent ici un génie des dosages musicaux, un expert dans l’alchimie des nuances de timbres, des intonations infimes, des figures émotionnelles contenues dans les pages musicales et dramatiques. Celui qui rêve toujours de monter Alcyone de Marin Marais, adapte pour les planches de l’Opéra national de Bordeaux à partir du 20 juin prochain, un chef d’œuvre de Vivaldi, Farnace, partition flamboyante créée à Venise au Sant’Angelo en 1727, reprise à Pavie en 1731.
Jordi Savall nous offre la seconde version : en dirigeant un collectif de chanteurs aguerris associés au lustre rugissant de son orchestre Hesperion XXI, le chef catalan aborde le génie d’un Vivaldi quinquagénaire, au sommet de son art. Sur la trame convenue des airs da capo, électrisé par la concurrence du théâtre napolitain, plus en verve sur le mode comique, Vivaldi signe une superbe fresque héroïque. Il y déchaîne un torrent de musique où la virtuosité vocale n’empêche pas la plasticité pensée de l’orchestre. Jordi Savall se délecte à souligner la profondeur oubliée d’un Vivaldi humain et poétique, profond et sincère, génie dramatique et mélodiste né, grâce à un travail remarquable sur les accents, les colorations, les intentions scéniques.
Le Grand-Théâtre de Bordeaux achève sa saison en apothéose en accueillant cette production pourtant ancienne, programmée au Théâtre de la Zarzuela de Madrid en octobre 2001 et qu’une récente gravure au disque a immortalisé. Après La Vérità in cimento transcendée par la veine hexagonale du jeune chef Français Jean-Christophe Spinosi, après l’inoubliable Rosmira Fedele dirigée par Gilbert Bezzina à l’Opéra de Nice, ce Farnace Bordelais devrait marquer cette fin de saison lyrique qui s’inscrit comme une année Vivaldi de très haute volée. » Opéra de Bordeaux, « Farnace » de Antonio Vivaldi, du 20 au 27 juin 2003.
approfondir
La Production savallienne a aussi fait escale à Paris, salle Pleyel en novembre 2007 : Farnace de Vivaldi par Jordi Savall à la Salle Pleyel en novembre 2007
Lire notre dossier spécial Farnace de Vivaldi (1727)
Illustrations: Farnace à Madrid, 2001 (DR), frontispice de l’opéra (DR)