Benjamin Grosvenor, révélé en 2004 à la BBC, dernier pianiste virtuose recruté par Universal (Decca) pour étoffer une colonie de jeunes claviéristes déjà nombreux (Alice Sara Ott, Wuja Yang, Yundi Lee, Ingolf Wunder, tous nouveaux phares de l’équipe Deutsche Grammophon) fait montre d’un égal tempérament, plutôt généreux et avide au regard du programme consistant de ce nouvel album concertant. Le choix des œuvres est encore plus réjouissant car il regroupe deux Concertos pour piano parmi les plus exaltants du répertoire français: le n°2 de Saint-Saëns en est la surprise la plus convaincante avec sa cadence pour piano seul en début de récital d’une folle et très élégante facture à laquelle répond jusqu’à son accomplissement final le jeu tout en fluidité du jeune pianiste britannique. Il déploie une tension musclée d’une évidente musicalité, à l’énoncé organique à la fois très architecturé et toujours souple (pulsion rythmique du II sur le tapis électrique exposé à la timbale à découvert, de loin le plus réussi). L’ardeur dramatique, l’élan du jeune soliste, sa fougue première qui évite le jeu factice d’une mécanique purement virtuose s’imposent par leur détermination, un choix de rubatos d’une limpide cohérence. Même feu et même richesse dynamique dans un Ravel frétillant, rêveur dans son mouvement lent… A ses côtés, l’orchestre requis n’a guère le sens de la texture instrumentale ni l’art élégant et majestueux comme souple de Saint-Saëns: coupes sèches, gestes souvent courts, palette de nuances bien schématique: le chef mène le programme tambour battant, sans fouiller davantage et avec des effets d’un kitsch parfois déplacé voire racoleur (Gershwin) qui contredit la finesse et la subtilité de ton du jeune pianiste. On l’avait découvert dans un récital précédent pour piano seul où brillait en particulier ses Ravel habités et rêveurs (hébétants). Voici que l’ado narrateur, conteur de facto très prometteur, doué d’une imagination électrisante par sa justesse expressive, réussit le défi du récital avec orchestre.
Comme prestation lors d’un Concours, le jeune Grosvenor aurait marqué des points, d’autant plus apprécié dans un programme aussi défricheur que redoutable. Aux côtés de la désinvolture jazzy très affinée du Ravel, son Saint-Saëns est prodigieux même d’audace, de contrastes, de légèreté facétieuse: un bel hommage à l’œuvre composée en 1868 et qui suscita les louanges immédiats de Liszt. D’ailleurs, le bonus complémentaire (transcription du Cygne du Carnaval des animaux de Godowsky) laisse présager demain d’autres choix, décalés, relectures enivrantes entre virtuosité et distance, postromantisme et réappropriation critique, d’une très belle implication comme d’un heureux apport (jouer Ravel et Gershwin s’avère tout autant profitable à l’écoute puisque le Français a composé son Concerto en sol de 1932 après son séjour américain de 1928, où il rencontra de facto Gershwin) comme dans l’éloquente virtuosité de la partie pianistique, Ravel entendait aussi rendre hommage à … Saint-Saëns. Malgré sa jeunesse, Grosvenor se distingue déjà par l’intelligence de conception de ses programmes. L’indice d’un immense artiste ? Souhaitons que cela se poursuive dans ses prochains récitals.
Benjamin Grosvenor, piano. Concertos pour piano: Saint-Saëns (n°2), Ravel (en sol majeur). Gershwin: Rhapsody in blue. Royal Liverpool Philharmonic orchestra. 1 cd Decca 478 3206. Enregistré en avril 2012.