Ambronay for ever…
Une abbatiale impériale qui a conservé ses volumes majestueux; véritable vaisseau propice aux célébrations sacrées; une programmation fastueuse (30 ans oblige), et prometteuse (alliant jeunes talents et têtes d’affiche); de nouveaux lieux pour de nouveaux publics… pour de nouveaux répertoires (le chapiteau, la tour dauphine…); et bientôt, à l’horizon 2011, toute une aile de bâtiments restaurée (aile sud) qui accueillera hébergement (pour les artistes en résidence par exemple…; pour le personnel administratif…), mais aussi salles de répétition, complexes pour séminaires et salle de conférence…
Ambronay ne cesse chaque année de se développer, en trouvant une cohérence à son essor grâce à l’ensemble patrimonial qui l’accueille, grâce à l’exigence de son projet artistique. C’est aussi un événement annuel incontournable (festival à la fin de l’été, au début de l’automne, chaque mois de septembre et d’octobre), c’est surtout un pôle d’activité permanent, labelisé depuis 2003, « Centre culturel de rencontre ».
Lieu dédié au spectacle vivant et à la recherche (autour de la musique et du sacré, car ici l’église abbatiale est toujours un lieu cultuel), Ambronay apporte la preuve qu’économie et culture, déploiement local et rayonnement international, s’équilibrent, se mêlent, grandissent ensemble. Un modèle en somme. En 2009, l’anniversaire sonne comme une apothéose. Le prélude aux nouveaux défis de demain…
Poppée en ouverture
Côté artistique, le Festival qui vit en 2009 sa 30è édition n’est pas en reste. Pour son premier concert, d’ouverture, Ambronay lance au Théâtre de Bourg-en-Bresse le départ des festivités, avec l’opéra de Monteverdi, « L’Incoronazione di Poppea », production déjà éprouvée à Genève (impliquant les jeunes instrumentistes de la Haute Ecole de Genève), dont l’apport met en avant un travail d’équipe (de jeunes musiciens) et le tempérament du futur grand maestro.
La réalisation globale confirme le charisme d’un talent émergeant, déjà impressionnant par sa vision et sa carrure, l’argentin Leonardo Garcia Alarcon (33 ans), dont la résidence depuis 2008 s’avère bénéfique et riche en heureuses surprises. Voici donc l’ultime opéra de Claudio Monteverdi dans une version renouvelée, qui est l’aboutissement d’un respect spécifique de l’action conçue par le compositeur baroque et son librettiste, l’excellent Busenello. Les coupures renforcent la vérité du théâtre vénitien, son cynisme en filigrane: l’apothéose d’une sirène manipulatrice (Poppée) couronnée in fine impératrice par le jeune Néron, adolescent lascif à l’ardeur juvénile insatiable…
L’amour dérègle le jeu du pouvoir: l’impératrice en titre Ottavia est destituée (il est vrai qu’elle a commandité l’assassinat de la favorite); même l’ancien maître à penser de l’Empereur, Sénèque, doit se donner la mort sur ordre de Poppée: « Amor vincit omnia » (l’amour vainc tout, selon la devise réaliste des penseurs baroques). Monteverdi et Busenello nous en donnent une éloquente illustration: non contents de réaliser l’un des opéras les plus érotiques de l’histoire, ils ajoutent aussi le venin de la critique et du cynisme le plus décapant, créant un ouvrage captivant par ce jeu incessant entre sensualité et âpreté, érotisme et barbarie…
Seneca est portraituré tel un faux philosophe qui ment et calcule sans aucun sens moral; le jeune Valetto raille la vielle nourrice d’Ottavie, qui vieille et affaiblie, chante le triste soir de la vie… Chant des solitudes sans illusions, triomphe du sentiment sur la raison…, grimaces des rancoeurs et des amertumes non feintes quant à la vanité inéluctable du monde…
Alarcon impetuoso
Claviériste au sein de l’ensemble Elyma de Gabriel Garrido, Leonardo Garcia Alarcon (né en 1976) est devenu aussi l’assistant de son aîné compatriote. Une transmission de maîtrise en quelque sorte: le cadet a la passion et l’énergie, cette furià communicative, -habile à exprimer le drame des passions humaines-, de son aîné; aussi, un amour de l’opulence sonore, de l’alliance somptueuse des timbres… Mais ce qui distingue d’emblée le geste du maestro si prometteur, c’est son souci du détail (nuances, accents, phrasés, rythmes et couleurs…); une vision millimétrée qui ne dilue jamais la tension mais au contraire exalte l’architecture du drame en s’appuyant entre autre autres sur l’intensité des rythmes. Il a le génie des contrastes et de la caractérisation; sa furià instinctive prend source d’un travail acharnée sur la forme et les moyens requis. Le résultat est à la mesure de son dernier disque publié par les éditions Ambronay (le label du festival et du Centre culturel de rencontre): «
Barbara Strozzi, virtusissima compositrice » (édité au moment des 30 ans du Festival, en septembre 2009). Une fête des sens libérés, où le feu des instruments et l’engagement des chanteurs réhabilitent le génie d’une femme « interdite » (prolongement de la thématique 2008 du festival), Barbara Strozzi, compositrice à Venise à l’époque de Monteverdi qui est évidemment, révélation de l’album, sa disciple la plus inspirée. La filiation est explicite: fureur du drame, violence barbare du mot, geste vocal incandescent, qualité poétique, musicale et littéraire des partitions… D’autant que Barbara poursuit la ciselure musicale dans le genre du madrigal, comme Claudio, dont elle serait ainsi, la dernière grande créatrice.
Pour Poppée, Leonardo Garcia Alarcon opère une synthèse très habile entre les manuscrits de Naples et de Venise, soulignant dans l’ouvrage la progression de la perversité érotique, l’empire de l’amour omnipotent, l’apothéose de la favorite, « déesse terrestre »… sur toute autre valeur. Même si les théâtres à Venise, économie oblige, restreignent au maximum la part des instrumentistes dans la fosse (d’où la version chambriste d’un Gardiner par exemple), Alarcon se souvient que Claudio à Mantoue pour son Orfeo mantouan (1607) pouvait bénéficier d’un orchestre somptueux (financé par la cour ducale). S’il avait pu disposer d’un tel orchestre, nul doute que sa Poppea en aurait bénéficié: d’où, deux continuos sur les planches de part et d’autre de la scène bressane, et une fosse foisonnante qui compte entre autres, des cornets à bouquins.
Le chef qui édite ainsi une nouvelle version, a, pour intensifier le drame, procéder à quelques coupures (point de duo entre Lucano et Néron par exemple), mais restituer des passages oubliés comme le trio féminin qui accompagne la mort de Seneca, ou surtout le choeur des anges pour l’apothéose de Poppéa faite impératrice: un choeur qui au final ne serait pas de la plume directe du Claudio (à l’époque il dirigeait comme le peintre Titien, un atelier de nombreuses mains), et qui souligne le cynisme barbare dont nous avons parlé: les anges chantent non sans charge parodique et pointes ironiques, la puissance du dieu Amour, inféodant par la force du seul désir, la volonté d’un trop jeune empereur…
Travail de troupe…
Le chef dispose d’une troupe vaillante, attentive à respecter chacune de ses indications interprétatives. C’est un travail de détails et de scrupuleuse finesse qui soigne l’articulation de l’italien, souligne la truculence des situations, l’intensité des contrastes, la continuité du drame. En un décor minimaliste où pour toute évocation de l’Antiquité romaine, un pan de mur rouge cinabre (couleur impériale mais aussi indice des passions radicales) signifie le lieu du pouvoir et des intrigues, les jeunes chanteurs s’engagent dans le sillon tracé par Alarcon.
Passons rapidement les quelques faiblesses de certains. Trop limités ou manquant de profondeur comme de vérité dans le jeu et le chant: le Néron de Marie-Laure Coenjaerts (le chef a choisi un mezzo féminin dont le timbre juvénile souligne la jeunesse lascive et trouble de l’Empereur en déroute), mais aussi le Sénèque de la basse Jérémie brocard trop carré, trop raide dans le portrait du philosophe stoïcien, qui pourtant ose résister à l’enfant impérial en un concitato brutal, et accepte la mort comme une délivrance…
Saluons en revanche la sensualité naturelle de Sonya Yoncheva dont le timbre souple et charnel offre un juste portrait de Poppée, sirène séductrice, prête à tout pour conquérir Néron et devenir impératrice.
Mémorable le tableau du sommeil de Poppée sous la protection de sa nourrice Arnalta (mordant Frédéric Caussy. cf cliché ci-dessus), comme du triomphe de l’Amour après que sa protégée ait échappé à la dague meurtrière d’Ottone; le choeur des anges ainsi rétablit, insiste sur la charge cynique de l’oeuvre et Alarcon se délecte avec évidence à exprimer dans le tableau de la Poppée triomphante, la barbarie d’une société qui se laisse corrompre sous l’emprise du seul désir.
Relevons aussi les scènes purement comiques et cruelles, comme celle où l’impeccable Valletto (Capucine Keller) raille sans ménagement la vieille nourrice d’Ottavia (chantée non par un ténor travestie comme c’est l’usage aussi, mais par une mezzo-soprano, Katya Cuozzo, ce qui renforce la vérité déchirée du personnage).
Sur la scène, l’efficacité sobre des tableaux se révèle dramatiquement payante. Pendant tragique de Poppée, et sa première rivale, l’impératrice Ottavia séduit par ses brûlures tragiques et sa haine aussi criminelle que vaine, son impuissance démunie (jeu intense de la mezzo Solenn’Lavanant-Linke).
Dans la fosse, les instrumentistes suivent le chef au geste embrasé; c’est une fête continue de timbres et de couleurs dont les rythmes contrastés font rebondir d’un bout à l’autre la tension de l’action. Aucun temps mort, mais une vision exemplaire par son intensité, sa légèreté inventive, sa cohérence expressive, sa nervosité et sa justesse musicale, son feu théâtral, son aisance jubilatoire et communicative à transmettre la vitalité du théâtre montéverdien, entre volupté et barbarie. Des Christie, Garrido, Gardiner, la relève est assurée: Leonardo Garcia Alarcon est en passe de les égaler tous, et peut-être même d’aller plus loin encore… Talent à suivre évidemment.
Monteverdi: L’Incoronazione du Poppea (Le couronnement de Poppée, 1642). Sonya Yoncheva, soprano (Poppea). Marie-Laure Coenjaerts, soprano (Nerone). Marie Brétel , soprano (Drusilla). Solenn Lavanant-Linke, mezzo-soprano (Ottavia). Alessandro Giangrande, contre-ténor (Ottone). Frédéric Caussy, ténor (Arnalta), Jérémie Brocard, baryton (Seneca)… Musiciens: instrumentistes de la Haute Ecole de musique de Genève. Leonardo García Alarcón, direction. François Rochaix, mise en scène.
Voir notre bande-annonce du festival Ambronay 2009
Illustration: Leonardo Garcia Alarcon (DR). La production de Poppée dirigée par Leonardo Garcia Alarcon à Bourg en Bresse dans le cadre du Festival d’Ambronay 2009 © L.Cohen-Adad: cliché 1: Poppée et Néron. Cliché 2: Poppée. Cliché 3: Arnalta et Poppée.
Bande annonce du 30è festival d’Ambronay 2009:
Fête des sens et de l’esprit, la 30è édition du Festival d’Ambronay
récapitule 30 années de défrichement et de passion pour les répertoires
baroques, particulièrement sacrés. Tous les pionniers et les jeunes
champions sont conviés: Christie, Garrido, Kuijken, Pluhar, Alarcon,
Jarrousky, …