Venise onirique
Créée en 2008 à Londres (English National Theater), la production présentée en janvier 2009 sur la scène Bruxelloise sait captiver par la beauté de ses décors (Tom Pye) qui allient épure, plasticité, lisibilité. Les plages du Lido face à l’Hôtel des Bains offrent une très belles visions, en cela fidèle à l’esprit du roman de Thomas Mann. L’ouverture du ciel, la perspective et son infini marin expriment tout ce que le héros convoite sans jamais l’atteindre…
La mise en scène de Deborah Warner de surcroît n’a rien d’anecdotique, optant pour une série de tableaux simples, identifiables, parfaitement étagés dans l’espace: l’action s’inscrit avec une limpidité admirable (parfaite insertion des ballets dans l’évocation de l’Hôtel des Bains…), plus proche de l’Apollinien que du Dyonisiaque, si l’on veut se référer aux deux pans de l’ouvrage.
L’ultime opéra de Britten (1973) est moins inspiré de Thomas Mann et de sa problématique esthétique (art et idéal) qu’autobiographique. La partition lyrique vient après le film de Visconti (1971) qui plus ancré dans l’ambiguïté et les résonances sexuelles du désir du vieil auteur pour le jeune homme, offre un autre regard sur le roman mannien.
Britten (1913-1976) à la fois plus personnel et plus abstrait, y développe des thèmes intimes qui outrepassent une simple mise en musique du texte de Mann. Malade, très affaibli, le compositeur occupé par la genèse de son opéra, y dépose un testament musical et philosophique, le chant du cygne d’une vie totalement dédiée à la musique. Les amples récitatifs d’Aschenbach soulignent cette mise en avant du « je » dans les différents espaces de conscience, où se déroule l’action. Ce nouveau jaillissement de l’inspiration est d’autant plus exceptionnel que Britten n’était plus autant connu et célébré, après les années 1960.
Dernier voyage
La parure musicale, à la façon de son premier opus lyrique, Peter Grimes (1965) souligne la solitude mélancolique du héros (Aschenbach), fusionnant formules classiques et inédites, nouveaux alliages instrumentaux, pour des dissonances éloquentes (gamme au xylophone exprimant la présence du bel Adonis désiré par Aschenbach…). Confronté au milieu qui l’environne, le vieil écrivain qui est en panne de créativité, parvenu au terme de son voyage terrestre, semble errer entre réalité et illusion, rêveur ébahi et impuissant, exposé aux mystères de la vie; impossible pour lui de communiquer avec les autres, en particulier l’objet inaccessible de son désir: le jeune éphèbe polonais, Tadzio (Leon Cooke). Au demeurant ce dernier n’est pas un personnage chanté mais comme tous les jeunes adolescents présents dans la partition, un danseur. Il s’agit bien de mondes parallèles, étanches les uns vis à vis des autres… une segmentation spatiale qui reste d’un bout à l’autre du spectacle, idéalement intelligible.
Deborah Warner qui a présenté récemment Didon & Enée de Purcell à l’Opéra Comique (décembre 2008), a déjà lu Britten dans un précédent Tour d’écrou avec Ian Bostridge; mais ce dernier bien qu’annoncé, est remplacé par son confrère et compatriote, John Graham-Hall dont le Gustav von Aschenbach, peine en première partie (vibrato envahissant), puis fort heureusement, atteint une meilleure articulation nuancée, permettant que se réalise cette épreuve personnelle, à la fois ivre, lyrique et âpre, ce rite du passage et du renoncement obligé. A ses côtés l’excellente tenue de ses partenaires renforce la pleine attractivité de la production.
En soulignant la continuité de la dramaturgie grâce à un orchestre irréprochable en termes de variété dynamique et d’accentuations, le chef Paul Daniel relève les défis d’une partition aussi rare que captivante. Voici assurément l’une des productions les plus convaincantes réalisées à La Monnaie.
Bruxelles. La Monnaie, le 23 janvier 2009. Benjamin Britten (1913-1976): Death in Venice, opéra en deux actes (1976). Livret de Myfanwy Piper. Orchestre et chœurs de la Monnaie. Paul Daniel, direction. Deborah Warner, mise en scène. Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Décors: Tom Pye, costumes: Chloé Obolensky, lumières: Jean Kalman, chorégraphie: Kim Branstrup. Avec John Graham-Hall, Andrew Shore , Leon Cooke, Williams Tower… Bruxelles, La Monnaie. Jusqu’au 29 janvier 2009.
Le spectacle est repris le 3 février à Amsterdam (en version de concert), les 8 et 10 février 2009 au Grand Théâtre de Luxembourg.
Illustrations : © Johan Jacobs 2009