Pour sa troisième production de la saison, après Die Entfürhung aus dem Serail et Tristan und Isolde, le Théâtre royal de la Monnaie propose un autre opéra majeur, La Traviata de Giuseppe Verdi. Cet opéra, a priori le plus célèbre, accessible et représenté du répertoire, reste périlleux à produire tant les attentes, parfois erronées, du public peuvent être fortes en la matière. Toutefois, et c’est encore le cas, le succès populaire s’en trouve presque assuré d’office…
Cette œuvre majeure, représentée pour la première fois au Théâtre de la Fenice de Venise le 6 mars 1853, voit son intrigue entièrement basée sur La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas fils, roman (1848) puis pièce de théâtre (1852) phares de la période romantique française. Construite en trois actes, elle développe la thématique de la courtisane réhabilitée par l’amour et puis par la mort, thème chéri du romantisme, maintes fois développé dès 1830.
Toutefois, si cet opéra fit date, ce n’est pas tant par ses qualités esthétiques et thématiques indéniables que par le fait que la haute société (celle qui allait justement à l’opéra à cette époque) se trouvait représentée pour la première fois de manière brute, sans les travestissements historiques et géographiques coutumiers au genre. Cette dernière fut dès lors surprise et déroutée de voir un reflet aussi peu distancié de sa propre réalité. On l’aurait été pour moins…
Cette co-production, avec le Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf, est parvenue à éviter les principaux écueils et affronts de plus d’un siècle et demi d’interprétations, régulièrement soumises à l’eau de rose, submergées par une esthétique kitsch ou encore musicalement estropiées. La mise en scène de Karl-Ernst et de Ursel Herrmann, avec un réalisme permis par un respect partiel des didascalies d’époque et un fort intéressant symbolisme sous-jacent, offre au public plus de deux heures d’un spectacle à la fois touchant et réflexif. A noter, un coup de chapeau aux techniciens de la Monnaie pour un impressionnant changement de décors, effectué en quelques minutes à peine, public en salle, permettant de passer du pavillon de banlieue parisienne, comprenant un paysage réellement enneigé, au luxueux salon parisien de la courtisane Flora Bervoix
La magie n’aurait bien entendu pu avoir lieu sans un orchestre, des chœurs et une distribution presque exemplaires – distribution doublée, voire triplée pour certains rôles, étant donné la fréquence des représentations. Violetta Valéry était ce soir-là campée par la soprano polonaise Elzbieta Szmytka, aussi bonne cantatrice qu’excellente comédienne. Néanmoins, il faudra attendre la fin du premier air de bravoure pour réellement pouvoir l’adopter et lui permettre de remplacer, pour un soir en tout cas, le souvenir que chacun possède en lui d’une grande Violetta, que celle-ci fut incarnée par Renata Scotto, Maria Callas ou encore Katia Ricciarelli… Mais la révélation sans conteste de la soirée fut le jeune ténor américain, James Valenti, qui campa un Alfredo Germont aussi scéniquement que vocalement juvénile et passionné, sachant également user avec bonheur de la mezza-voce. Ceci eut pour effet immédiat de renforcer le réalisme de la mise en scène, ce que n’aurait sans doute pas permis un ténor aux rondeurs et à l’âge affirmés. Des autres chanteurs de la soirée, il y a lieu de retenir le baryton grec Tassis Christoyannis, dont l’incarnation du père Germont fit frissonner la salle tant par la rigueur morale du père, subtilement incarnée, que par la belle interprétation de ses nombreuses interventions.
La Traviata fait également la part belle aux individualités vocales tant les airs devenus célèbres se succèdent au sein de cette action théâtrale et musicale efficacement construite par le compositeur et son librettiste. La salle eut donc l’occasion de frémir plusieurs fois, de bonheur sans doute, aux « Libiamo ne’ lieti calici », « Follie ! Delirio vano è questo », « Di Provenza il mar », « Noi siamo zingarelle » et autres « Parigi, o cara ». Si l’on excepte la présence excessive et, par là même, dérangeante de la clarinette (pourtant instrument par excellence de la féminité dans l’opéra) dans ce que la partition voyait comme une discrète broderie du premier grand air de Violetta (E’ strano !), l’orchestre de la Monnaie tira fort honorablement son épingle du jeu sous la baguette du jeune chef français Stéphane Denève, chaleureusement applaudi lui aussi.
A une époque souvent caractérisée par l’amour facile ou immédiat, par la rapidité des liaisons ou par la fréquence des ruptures, il est parfois intéressant de se tourner vers des œuvres artistiques qui ont traité la question. La Traviata en fait bien sûr partie… Ce sacrifice social, dépeint avec noblesse et dépouillement par Verdi, nous offre les interrogations et les impressions d’une femme tiraillée entre ses instincts les plus bas et un amour réel qui, seul, lui permettra de passer in fine de la fange à l’éther.
Bruxelles.Théâtre royal de la Monnaie, le 22 décembre 2006. Giuseppe Verdi (1813-1901) : La Traviata. Elzbieta Szmytka (Violetta Valéry). James Valenti (Alfredo Germont). Tassis Christoyannis (Giorgio Germont). Natascha Petrinsky (Flora Bervoix). Marielle Moeskops (Annina). Shadi Torbey (Barone Douphol). Pierre Doyen (Marchese d’Obigny). Jacques Does (Dottor Grenvil). Marc Coulon (Giuseppe). André Janulek (Domestico). Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie. Stéphane Denève, direction. Karl-Ernst et Ursel Herrmann, mise en scène. Karl-Ernst Herrmann, décors, costumes et éclairages. Piers Maxim, chef des chœurs.
Crédits photographiques
Bernd Uhlig