CD, compte rendu critique. Cavalli : L’amore innamorato. Christina Pluhar, L’Arpeggiata (1 cd, 1dvd Erato, décembre 2014). D’emblée, disons-le net : voici assurément l’un des meilleurs enregistrements de L’Arpeggiata, ensemble d’instruments anciens fondé en 2000 par la théorbiste Christina Pluhar. Les fondamentaux du collectif musicien : articulation sensuelle et voluptueuse, verbe incarné, parure instrumentale généreuse… servent ici le compositeur le plus inventif de son temps à Venise et en Europe, après l’essor de Monteverdi (son maître dans la lagune). L’Arpeggiata, 15 ans en novembre 2015, sujet d’un festival événement salle Gaveau à Paris, les 14 et 15 novembre 2015, affirme une cohérence de son, une plénitude interprétative qui fait particulier sens à l’endroit de Cavalli, roi de l’opéra vénitien au XVIIè. Le choix des airs réalisé par Christina Pluhar prend en compte la diversité enchanteresse du génie cavallien. Ce sont mille et une nuances émotionnelles entre abandon, langueur, extase et dolorisme voluptueux, qui s’accomplissent ici, en une surabondance de rythmes, portés, pour chaque séquence, par un instrumentarium des plus raffinés, des mieux caractérisés, entre sensualité et subtilité (la parure instrumentale imaginée par L’Arpeggiata, d’un érotisme agissant à fleur de peau reste sa marque la plus forte).
La sensibilité instrumentale de L’Arpeggiata éblouit dans l’opéra cavallien
Suavité poétique de Cavalli
Ne distinguons que quelques exemples d’un programme très cohérent où deux voix féminines incarnent intensément les accents les plus expressifs et les plus divers de la lyre cavallienne. Saluons l’éloquence ciselée très finement articulée de la soprano ibérique Nuria Rial qui traversant tous les paysages émotionnels du programme nouveau de L’Arpeggiata, captive par sa subtilité dramatique et la suavité de son chant incarné.
Le prologue de l’Ormindo (1644) est bienvenu : L’Harmonie consacre le raffinement de l’opéra vénitien lui-même en un splendide effet de miroir auto célébratif (le chant cristallin, agile dans les vocalises d’Hana Blazikova excelle dans ce jeu des suavités libérées en dialogue avec cordes et cornet).
Poursuivant un parcours qui permet de reconstituer les jalons chronologiques de la carrière lyrique de Cavalli, musiciens et soliste abordent ensuite le chef d’œuvre absolu, en raffinement lui aussi des plus suaves de La Calisto (1651: « Piante ombrose » puis « Restino Imbalsamate… »). Nuria Rial sait conserver l’impact du verbe tout en ciselant la ligne flexible de sa partie : le premier air compte le désastre du tonnerre jupitérien sur la nature que la voix couvre d’une tendresse compatissante (avec effet d’écho voix / violon) ; le second concentre la tension de l’attente insupportable qui étreint le cœur de la nymphe Calisto, entre mort langoureuse et extase tragique d’une âme esseulée… Ces deux airs bouleversants, introduits par la Sinfonia du Giasone (1648) montrent que L’Arpeggiata sait aujourd’hui s’affirmer dans la suite du pionnier entre tous, révélateur des Vénitiens Cavalli et Cesti : René Jacobs. La suite extrait du même opéra prodigieux : « Verginella io morir vo’… » indique un autre effet tout autant maîtrisé par Cavalli, l’innocence conquérante d’une Calisto qui veut mourir vierge, refusant d’être déflorée par le dieu amoureux. La fine caractérisation défendue par Nuria Rial fait une nymphe expressive, très convaincante. Et sa féminité voluptueuse libérée s’accomplit dans l’air final « Non è maggior piacere » (Acte I, scène 4, plage 8) : véritable manifeste pour l’émancipation des femmes, hors de la tyrannie domestique de leurs maris : à la séduction formelle, Cavalli ajoute, souci du sens et exigence intellectuelle unique, une dénonciation sociétale, d’une saisissante modernité (sur le livret de l’excellent Giovanni Faustini).
De leur côtés, les instrumentistes inspirés revitalisent avec une facétie complice le désir malheureux solitaire du jeune satyre (La Calisto, acte I, scène 13, plage 7 : « Ninfa bella », chanté par un petit satyre), : vivacité instrumentale, contrôle et diversité rythmique exprimant le désir et l’excitation de la créature mi homme mi bête. Aucun air quelque soit son registre poétique n’est étranger à un érotisme sous jacent : cet air le montre sans voile, jouant même au double sens dans ces derniers vers (…. « c’est parce que, simple jouvenceau, non aguerri aux exercices de Cupidon et de Vénus, je porte une tendre petite queue qui grandit encore…. »). Double sens des plus expressifs.
En fin de récital, voici le renoncement d’Artemisia (1657 : plage 11 : « Affliggetemi, guai dolenti » : langueur déjà funèbre de la soprano Hana Blazikova) puis l’astuce malicieuse de Nerillo de L’Ormindo (1644), plein de réalisme mais aussi d’ivresse poétique (piquante et suave Nuria Rial, pale 12 : « Che città, che città… » puis c’est l’effroi sublimé d’Hécube endeuillée : alors qu’elle est atteinte au-delà de toute consciente tragique, le récitatif de l’héroïne cavallienne conserve une dignité, une pudeur allusive déchirante. Enfin, c’est la douleur tout aussi ténue et intime de Cassandre qui a perdu Corèbe dans la Didone, la femme exprime au delà des mots et des notes, une couleur tragique bouleversante.
Aux instrumentistes de L’Arpeggiata revient le mérite de restituer pour chaque incarnation vocale, la situation et ses enjeux psychologiques qui en dépit d’une musique extrêmement raffinée et subtile, contient les affects les plus douloureux. Même suave, Cavalli invente ou renouvelle après Monteverdi, ce type de langueur tragique d’une indicible finesse respectant le vœu de son maître Monteverdi, l’intelligibilité précise du verbe, le réalisme franc et direct des sentiments. Aux côtés du récent coffret Cavalli par Leonardo Garcia Alarcon (Héroïnes tragiques chez Cavalli), la proposition de Christina Pluhar est d’une égale conviction : le charme de L’Arpeggiata opère ; a contrario des débordements ici et là soulignés, à torts contestés, Christina Pluhar défend un Cavalli charnel et suave dont la parure instrumentale n’est que l’une des composantes qui sert l’articulation embrasée du texte dramatique. Au service d’un génie de l’opéra baroque, L’Arpeggiata signe l’un de ses programmes les mieux aboutis, les plus cohérents. CLIC de classiquenews de novembre 2015.
CONCERTS : Festival des 15 ans de L’Arpeggiata / Christina Pluhar : les 14 et 15 novembre 2015. Les spectateurs parisiens pourront se délecter de cette éloquente maestrià salle Gaveau le 14 novembre 2015, 21h : L’Arpeggiata reprend le programme du cd L’Amore innamorato, puis dimanche 15 novembre, lors de la journée marathon où pas moins de 3 concerts seront enchaînés en un festival exceptionnel célébrant les 15 ans de l’ensemble créé par Christina Pluhar.
CD, compte rendu critique. Cavalli : L’amore innamorato. Christina Pluhar, L’Arpeggiata (1 cd, 1dvd Erato, enregistrement réalisé à Paris en décembre 2014)