CD, compte rendu, critique. Tchaikovski : MANFRED (Bychkov, 1 cd Decca). Créé à Moscou en 1886, la partition est inspirée d’un prétexte transmis par Balakirev. Les quatre parties devaient aussi inspirer à Berlioz l’architecture de sa Symphonie fantastique et celle d’Harold en Italie. Chaque séquence/mouvement est habité(e) par une même « idée fixe », et Tchaikovski retient aussi l’idée de Balakirev de joindre l’orgue dans le finale (pour l’apothéose du héros).
Dans la première partie, Manfred erre dans les Alpes, poursuivi par le remords d’avoir fait périr son aimée, Astarté. Culpabilité, frustration, impuissance : le lento lugubre dès la première morsure amère des somptueux bassons (et cors), exprime la solitude et la mélancolie dépressive, grave et sombre qui tiraille le héros (caractérisé par son propre thème à la clarinette basse). Bychkov étire la matière sonore, souligne tout ce qu’a de profondément noire et ténébreux, la lave orchestrale. Une immersion dans les tréfonds d’une psyché atteinte, défaite et détruite. Jamais Tchaikovski n’avait été aussi loin dans l’exploration d’un esprit définitivement dépressif et condamnné. Piotr Illiytch fait siennes toutes les défaites et tourments du héros de Lord Byron (Manfred, 1817) qui lui-même s’inspirait du Faust de Goethe. Il faut écouter le chant sombre et lyrique des violoncelles pour mesurer la désespérance à l’œuvre dans le coeur du pauvre Manfred. La solitude du héros incompris et maudit inspire à Tchaikovski l’une de ses partitions certes les plus noires mais aussi les plus saisissantes par sa justesse. Bychkov trouve les accents et les couleurs idoines, éclairant de l’intérieur, dans l’ombre, cette lente et inéluctable déréliction. Le compositeur parvient à exprimer ce qui le tenaille viscéralement : l’abandon de la grâce, aux sources de sa propre malédiction intime (chant de la clarinette en fin d’épisode, faisant surgir une lueur improbable mais réelle et tenue, qui s’inscrit dans les arpèges d’une harpe salvatrice…). La tempête orchestrale qui s’abat enfin sur le héros montre l’ampleur de sa quête irrésolue et totalement impuissante. Un vide exprimé par une déflagration aussi bouillonnante et radicale que les accents fulgurants de ses symphonies spirituelles n°5 et 6. Fascinante submersion intime. Le tissu symphonique de Tchaikovski est l’un des plus autobiographiques qui soient : un théâtre éloquent de la pensée en action, dans ses doutes (gouffres amères) et ses réflexions contradictoires.
BYCHKOV TROUVE LES ACCENTS JUSTES D’UN TCHAIKOVSKI SAISI PAR LE SENTIMENT DE DERELICTION…
Au II, la texture sonore convoque le surnaturel et le fantastique quand la fée paraît à Manfred dans un arc en ciel. Ici le ciel semble s’ouvrir, permettant un temps de reconstruction apaisé : transparence et suprême ton d’une narration enchantée, ivre de sa propre candeur recouvrée, la direction de Bychkov séduit, captive, touche par sa sensibilité sans affectation. Ce Vivace spirito est constamment électrisé dans la légèreté évanescente. Elle porte toutes les audaces du héros qui croyait les avoir perdus.
La Pastorale qui suit (III) énoncé par le hautbois impose une pause poétique (andante con moto), onirique d’un abandon qui souligne là encore l’aspiration impossible de Manfred à l’oubli, l’insouciance, la pureté, l’innocence. Son âme peut-elle être sauvée ? Cette nouvelle incursion à la fois sereine et méditative ne peut être dissociée du souvenir de celle qu’il a perdue et tuée malgré lui… Bychkov déroule le fil de cette réitération à la fois tendre et douloureuse.
IV. Dans la partie la plus dramatique qui dénoue le fil maudit, Tchaikovski se souvient de Berlioz (Songe d’une nuit de Sabbat) : la Bacchanale s’impose alors (fugato terrifiant et obsessionnel), puis le thème de Manfred introduit celui de l’ombre d’Astarté qui pardonne au héros, lequel peut enfin mourir (choral de l’orgue) : en réservant à Manfred, une fin libérée, apaisée, spirituelle, Tchaokovski fait sa révérence à Liszt. Chef et orchestre cultivent alors une allure plus efficace, coupe mordante et affûtée, en particulier dans les lignes répétées des cordes et cuivres, insistantes et grimaçantes. L’équilibre des pupitres, le format sonore, la balance rend justice ici à l’ampleur du format symphonique (Lisztéen).
A torts considérée comme inclassable dans le reste du catalogue, voire faible car trop redevable à Berlioz (dont il est vrai Tchaikovski fait sa principale source), la partition de Manfred s’impose par son sens suggestif, une remarquable orchestration qui recherche non pas à narrer ni décrire, mais exprimer l’essence du rêve, du destin, d’abord le sceau inextricable d’une fatalité presque insupportable, puis le sentiment inespéré de délivrance finale. Semyon Bychkov se hisse à la hauteur de tous les enjeux. Ce projet Tchaikovski qui s’amorce ainsi chez DECCA, s’avère de plus en plus passionnant. Révélant, la gravité et la haute spiritualité, l’exigence morale aussi qui soustend tout l’oeuvre symphonique de Piotr Illyitch. A suivre.
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CD, compte rendu, critique. Tchaikovski : MANFRED symphony / The Tchaikovsky project — Czech Philharmonic, Semyon Bychkov, 1 cd Decca classics 4832320). Parution le 25 août 2017. CLIC de CLASSIQUENEWS.
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