2023 marque le centenaire de Ligeti. Visionnaire, avant-gardiste viscéralement attaché à l’expérimentation, le Hongrois György Ligeti impose sa singularité d’autant mieux qu’en toute conscience, il l’assume et la cultive sa vie durant. Il est né en Roumanie le 28 mai 1923 (Transylvanie) et connaît à 20 ans, l’horreur des mesures antisémites de 1943 ; toute sa famille est déportée, à l’exception de sa mère. Photo : portrait de Ligeti, DR
Le compositeur qui livre au réalisateur Kubrick la musique inquiétante, hypnotique de « 2001, l’odyssée de l’espace », au point d’en exprimer et transmettre l’expérience sensorielle inédite, s’appelle en réalité Auer, du nom de son père Sandor, juif hongrois d’origine. Le patriarche change de nom sans rompre avec l’esprit du patronyme originel : de « Auer » (pâturage ou pré » en allemand) à « Ligeti » (de la pairie en hongrois). Les Auer sont demeurés célèbres car le grand-oncle de György fut un violoniste renommé : Leopold Auer (1845-1930), soliste de l’Orchestre Impérial de Saint-Pétersbourg, professeur de … Jascha Heifetz et le premier dédicataire du Concerto pour violon de Tchaïkovski.
Grand admirateur de son compatriote Bartók, Ligeti fasciné par l’œuvre de mémoire de son aîné qui collecte comme un ethnomusicologue, les mélodies populaires hongroises, ne pourra jamais réaliser son rêve : recevoir l’enseignement de son modèle à l’Académie de Budapest (Académie Liszt) ; Bartók meure à New York, en 1945.
Le Quatuor n°1 semble même prolonger l’écriture bartokienne, une « filiation » musicale qu’il souligne encore grâce aux deux articles dédiés à l’auteur du Château de Barbe-Bleue (1948 et 1955). Ligeti se fixe alors en Autriche en 1956 (après la répression des révoltes anticommunistes à Budapest); il rompt avec l’héritage de Bartok, se passionnant alors pour les potentialités de l’électronique ; il reviendra à son premier maître et compatriote, plus de 20 années plus tard, dans les années 1980 (Concerto pour piano n°1). Fervent admirateur de Stockhausen, Ligeti rejoint ce dernier au sein de son studio de recherche à Cologne où il rencontre les « modernes », Boulez, Berio, Kagel…
L’enfant Ligeti est marqué par la barbarie de deux figures monstrueuses au XXè siècle : Hitler puis Staline. Sa famille meurt dans les camps nazis ; et à Budapest, le jeune compositeur en devenir subit la censure et la terreur de Staline. Ligeti se dresse vigoureusement en anti-totalitariste, condamnant toute posture excessive et dogmatique, au point d’être toujours méfiant vis à vis d’une autorité dogmatique, y compris musicale comme l’avant-garde post sérielle incarnée par Boulez et Stockhausen (tout admiratif soit-il pour ce dernier). Il s’installe à Vienne en 1959, devenant citoyen autrichien en 1967.
Mais Ligeti s’éloigne de ceux qui souhaitent déconstruire (déjà) l’héritage du passé et en particulier la notation occidentale ; il ne partage pas cette culture de la terre rasée et cette volonté de tout détruire pour reconstruire. A contrario des avant-gardes contemporaines, Ligeti, fervent admirateur de Monteverdi ou Gesualdo, attache une grande importance à tout noter pour chaque son et chaque effet recherché ; une telle aptitude à tout consigner et expliquer à l’interprète n’entrave en rien sa formidable créativité, bien au contraire.
Il enseigne à Darmstadt, ainsi qu’à Stockholm puis à Hambourg où il obtient une chaire de composition au Conservatoire (1973).
Atmosphères (1961) est son oeuvre emblématique, où la densité et la couleur priment sur l’écoulement mélodique ou la progression harmonique. Ni fin ni début, mais statique, la musique de Ligeti ne cesse en réalité de se mouvoir en métamorphoses : c’est « une surface de timbres », déclare Ligeti. Une constellation insaisissable et perpétuellement diverse en liaison avec sa propre identité par nature « plurielle » : transylvanien, Ligeti se dit « ressortissant roumain » ; mais sa langue maternelle est le hongrois, tout en étant lui-même juif : « Mais, n’étant pas membre d’une communauté juive, je suis un juif assimilé. Je ne suis cependant pas tout à fait assimilé non plus, car je ne suis pas baptisé. »
Requiem (1965), Lux Aeterna (1966), Lontano (1967) sont autant de jalons d’un monde sonore épanoui et troublant, dont la vibration parle en particulier au réalisateur Kubrick comme on le lira plus loin.
La musique de Ligeti est comme l’homme lui-même, irréductible à toute catégorisation et tout étiquetage. Elle est multiple et viscéralement, humaine. Cette conscience serait désespérée si l’humour et la dérision, sciemment cultivés n’étaient eux aussi présents, forces salvatrices de dépassement et de résilience… comme en témoigne son opéra « Le Grand Macabre » (créé à l’Opéra royal de Stockholm en avril 1978 – 2è version de 1996, créée au Festival de Salzbourg 1997), miroir d’un travail sur les ressorts de l’imaginaire et de l’art contre la brutalité terrifiante du réel.
Ouvert à toutes les musiques de son temps, à tous les genres, Ligeti cultive une curiosité non partisane. Le jazz est un autre champs de réflexion et de travail comme en témoigne ses Études pour piano solo (inspirées de Bill Evans…).
En 1968, son nom est à l‘affiche du film choc de Kubrick : 2001 l’Odyssée de l’espace. Le réalisateur a trouvé la musique qu’il cherchait avec Atmosphères, Requiem et Lux Eterna, musique planante et inquiétante à la fois qui semble fouiller la conscience de l’auditeur (et du spectateur), surtout fusionner avec les images du totem noir, image frappante du film. Au départ Kubrick avait demandé à Alex North d’écrire la musique du film « dans le style de Ligeti » mais le résultat insatisfaisant oblige, le vidéaste à recourir aux partitions de Ligeti lui-même. Furieux de découvrir cette utilisation dont il n’était visiblement pas informé, Ligeti entend assigner Kubrick. Finalement les deux auteurs se rapprochent. Ils partagent le goût de l’expérimentation jusqu’au moindre détail : liberté et perfection, étrangeté trouble et esthétisme onirique. Leur collaboration s’amplifie avec Shining (1980) qui utilise Lontano (partition pour orchestre), puis Eyes Wide Shut (1999) où paraît le 2è mouvement de Musica ricercata, avec une même immersion dans l’étrange voire le surnaturel onirique.
Ligeti laisse un héritage hors normes qui stimule l’esprit critique et le sens de toute création. A contrario des compositeurs dogmatiques, très sérieux, le Hongrois développe une approche humoristique voire grinçante qui rétablit la place du jeu et de l’humour dans le geste et le développement musical. Les 11 pièces formant Musica Ricercata ajoute à chaque nouvelle séquence une note, de deux jusqu’à la dernière qui est dodécaphonique. Dérision, absurde aussi, ses œuvres troublent les pratiques, la réalisation comme les conditions de perception. Déjà le « Poème symphonique » pour 100 métronomes (dont l’esprit provocateur s’inscrit au sein du mouvement Fluxus, inspiré de John Cage, 1962), composait une installation vivante en guise de performance dont le but est clairement la satire de l’état de la musique contemporaine à son époque. Ses opéras de chambre évoque son théâtre de l’Imaginaire, en dehors de tout code et de tout diktat. La liberté infinie est son credo. Ligeti meurt à Vienne le 12 juin 2006.
György LIGETI, centenaire 2023 – dossier spécial
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vidéos
4 documents vidéos LIGETI pour décovurir l’écriture immatérielle hallucinée du compositeur hongrois
1 – Atmosphère – 2001 : l’odyssée de l’Espace
Musique de la conscience en tension
https://www.youtube.com/watch?v=cW_o-T1CVrY&t=10s
2 – György Ligeti – Lux Aeterna (1 Hour Loop – from 2001: A Space Odyssey)
Montage audio à partir des musiques de Ligeti utilisées par Kubrick pour son film 2001 : l’Odyssée de l’espace – où à travers des images entre réalité et rêve, qui évoque la conquête spatiale, le réalisateur récapitule la condition humaine, le sens de l’évolution et des sociétés humaines, d’autant plus dérisoires à l’échelle du cosmos. Un vertige s’impose, sublimé et intensifié par les partitions de Ligeti : Lux Aeterna, Requiem…
3 – György Ligeti : Requiem (2018)
Makeda Monnet, soprano / Victoire Bunel, mezzo-soprano
Chœur National Hongrois / Csaba Somos, Chef de chœur
Orchestre du Conservatoire de Paris / Ensemble intercontemporain
Matthias Pintscher, direction
Enregistré en direct le 07.12.2018 à la Philharmonie de Paris
Un bâtiment conçu par les Ateliers Jean Nouvel
(c) 2018 Heliox Films – Ensemble intercontemporain
4 – György Ligeti – Le Grand Macabre (extraits)
Makeda Monnet, soprano / Marie Soubestre, soprano / Victoire Bunel, mezzo-soprano / Borbála Kiss, mezzo-soprano / Benoît Rameau, ténor / Jenö Dékán, ténor / Jean-Christophe Lanièce, baryton / Olivier Gourdy, basse
Orchestre du Conservatoire de Paris / Ensemble intercontemporain
Matthias Pintscher, direction
Enregistré le 07.12.2018 à la Philharmonie de Paris
Un bâtiment conçu par les Ateliers Jean Nouvel
(c) 2018 Heliox Films – Ensemble intercontemporain
György LIGETI, centenaire 2023 – dossier spécial
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concerts – événements 2023 / notre sélection
Retrouvez ici tout au long de l’année nos coups de coeurs pour suivre et vivre l’année LIGETI 2023 à l’occasion de son centenaire
Les 6, 7 et 8 janvier 2023 – PARIS
LIGETI CHOREGRAPHIQUE : CLOCKS & CLOUDS
PARIS – Le Carreau du Temple
Vendredi 6 à 19h30,
Samedi 7 à 15h et 19h30
Dimanche 8 janvier 2023 à 15h
https://www.ensembleintercontemporain.com/fr/concert/clocks-clouds-2023-01-06-19h30-paris/
Le Concerto de Chambre de György Ligeti pour treize instrumentistes a été conçu sans articulation en soli et tutti. Cette vision a inspiré au chorégraphe français Noé Soulier une approche décentralisée d’un ballet réunissant 38 étudiants de l’école du CNDC d’Angers et du CNSMDP où la composition se tisse en temps réel à travers les multiples décisions prises par chaque membre du groupe.
Présentation par l’Ensemble Intercontemporain
» Le titre de Concerto, écrivait György Ligeti à propos de son Concerto de chambre, fait allusion au fait que les treize instrumentistes ont tous des parties d’égale importance à jouer. Il n’y a pas d’articulation en soli et tutti comme dans le concerto traditionnel, mais des groupements toujours nouveaux de solistes qui se détachent, la texture polyphonique demeurant toujours très visible. » Bien que purement musicale de nature, cette vision ligetienne a inspiré au chorégraphe Noé Soulier une approche décentralisée d’un ballet à large effectif. À partir de phrases de mouvements précisément écrites, la composition se tisse en temps réel à travers les multiples décisions prises par chaque membre du groupe. Comme l’improvisation spontanée qui permet à des passants de se croiser sur une place, la chorégraphie émerge de ces choix multiples sans être dictée par un modèle imposé au collectif, et souligne les individualités concourant à la construction d’une structure commune sans pour autant s’y fondre ».
Aller plus loin:
https://www.ensembleintercontemporain.com/fr/2022/12/les-corps-en-reseau-entretien-avec-noe-soulier-choregraphe/
INFOS sur le site du Carreau du Temple
https://www.lecarreaudutemple.eu/evenements/clocks-and-clouds-noe-soulier/
CARREAU DU TEMPLE :
2 Rue Perrée, 75003 Paris
Métro :
Métro Temple M3
Métro République M3, M5, M8, M9, M11