Claude Debussy
Pelléas et Mélisande, 1902
Pelléas est bien l’opéra majeur du XXè siècle naissant: Debussy signe là
le premier ouvrage lyrique qui fait entrer la musique dans la modernité
fracassante du XXè, certes avant le choc des guerres mondiales, mais il
s’agit d’un manifeste décisif qui inscrit désormais de nouvelles
perspectives esthétiques pour la musique, en particulier dans sa
relation avec le texte.
France Musique
Dimanche 13 juin 2010 à 10h
La tribune des critiques de disques
point discographique sur l’opéra de Debussy
Il ne s’agit plus d’approfondir le modèle Wagnérien de « théâtre total », guère dépassé depuis que le maître de Bayreuth en a fixé la totalité fascinante, mais Debussy prend prétexte de la poésie de Maetterlinck, chant autonome en soi, pour construire un nouvel opéra linguistique où le rapport au verbe donne une nouvelle identité à la musique: l’orchestre dit tout ce que les mots du livret n’expriment pas clairement. Musique nouvelle de la psyché libérée, affleurante, hyperactive. Exactement comme ce que fait à la même époque les nouveaux compositeurs viennois du début du Siècle, dans la sillon réformateur de la Sécession, évidemment Schoenberg et Berg. Avant Lulu et Wozzeck, annonçant ce questionnement profitable texte/musique qui fait la pertinence des opéras en langue tchèque de Janacek, Pelléas pose les jalons de la modernité lyrique. C’est une oeuvre fondamentale: un défi réussi pour le maître des harmonies feutrées et énigmatiques, des pages symphoniques sans programme, portant à leur sommet, les fleurons de la musique pure (ce que Gustav Mahler réussit lui aussi, de façon contemporaine, en rival déclaré de Strauss, célébré pour ses poèmes symphoniques)…
Créé à l’Opéra Comique à Paris, le 30 avril 1902, Pelléas est un ouvrage verbal, qui puise de la prose du livret, son essor musical. Debussy commence l’esquisse de l’opéra dès 1893. Albert Carré, nouveau directeur de l’Opéra-Comique se passionne pour la partition en 1898. La volonté de rupture opérée par Debussy devait encore influencé immédiatement Séverac dans Le coeur du moulin (1909), mais aussi L’heure espagnole de Ravel ou Ariane et Barbe-Bleue de Dukas, (où paraît Mélisande à une autre période de sa vie multiple), tous deux créés en 1907.
Mètre libre du rythme, fantaisie fantastique et irréelle de l’action, c’est surtout un opéra psychologique où temps et espace se concentrent, s’inversent dans un labyrinthe poétique, à la fois inquiétant, étrange, déroutant. entre nature et imagination, le théâtre se fait scène de l’invisible: il dévoile à demi mots le caché et l’intime, posant comme préceptes clés: la contradiction, la confusion, le multiple, l’oscillation permanente qui mêlent et réorganisent sans cohérence un monde de souvenirs, de fantasmes, d’épisodes réellement vécus. Ici la liberté et la fantaisie (apparente) du verbe et de la phrase délivre l’essor musical du cadre classique. Ils permettent une vérité accrue de l’expression.
« La musique est faite pour l’inexprimable; je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instant, elle y rentrât; que toujours elle fut discrète personne… Rien ne doit ralentir la marche du drame: tout développement musical tant soit peu prolongé est incapable de s’assortir à la mobilité des mots... », déclare le compositeur.
Musique libre, opéra vérité
Au coeur de cette fable sans âge et sans époque, d’une éternité flottante, il y a la tragédie amoureuse: celle de Golaud qui tue son demi frère Pelléas parce que sa femme Mélisande est attiré par ce dernier. Debussy insiste sur l’innocence des deux amants, plus jeunes que le vieux Golaud. Mais cette liaison peut n’avoir jamais existé, sinon dans le cerveau malade du seigneur impuissant, frappé par la beauté de la jeunesse aimante dont il est définitivement exclu.