Les Vêpres sont l’aboutissement d’une maîtrise. Monteverdi en homme qui connaît sa dramaturgie – il l’a magistralement démontré avec son Orfeo de 1607, lequel fixe un premier modèle pour le genre de l’opéra naissant-, déploie avec un sens non moins sûr et même somptueux, toute la science musicale dont il est capable en cette année 1610. La pluralité des effets, la diversité des modes et des effectifs requis pour les 14 pièces composant cette ample portique dédié à la Vierge impose un tempérament exceptionnel, autant mûr pour le théâtre que pour l’église.
Le désir de démontrer ses compétences est d’autant plus important qu’il souffre de sa condition de musicien à la Cour des Gonzague de Mantoue. Les relations avec son employeur, le Duc Vincenzo de Gonzague ne sont pas parfaits, pire, son patron est un mauvais payeur. A peine estimé, Monteverdi doit supplier pour être payé. Les Vêpres sont bien l’acte accompli et mesuré d’un musicien courtisan qui recherche un nouveau protecteur, des conditions et un mode de vie plus agréables. Déjà avant Mozart, le Monteverdi des Vêpres est un homme peu reconnu, du moins pas à la mesure de son génie, une figure « gâchée » de la musique de son temps.
Genèse
Avant d’être le Vespro que nous connaissons aujourd’hui, l’oeuvre religieuse qui nous concerne a vécu sous une première forme, non liée au culte virginal. Monteverdi après la mort du maître de la chapelle de la Basilique Palatine de Santa Barbara à Mantoue, – Gastoldi, décédé en 1610-, se met sur les rangs pour offrir ses services. Il souhaite diriger officiellement l’activité d’une institution musicale sacrée digne de sa qualité. Mais là encore les autorités mantouanes en décidèrent autrement et le musicien dépité, transforma son œuvre qui faisait initialement les louanges de Sainte-Barbe à laquelle par exemple le motet Duo Seraphin – absolument étranger au culte de la dévotion mariale-, renvoie immanquablement.
Autour du premier axe développé sur le thème de la Sainte locale, Monteverdi ambitionne une œuvre plus spectaculaire dédiée à la Vierge pour saisir l’attention d’autres possibles mécènes et patrons.
Maître de chœur du Duc Vincenzo de Gonzague, depuis 1595, Monteverdi a le sentiment de piétiner à Mantoue. C’est pourquoi, il reprend totalement son œuvre première, y combine tout ce qu’il lui semble témoigner à cette date, de son éblouissante maestrià. Selon son assistant à Mantoue, Bassano Cassola, le compositeur ambitionnait d’aller lui-même apporter un exemplaire au Pape Paul V à Rome, à qui d’ailleurs, le recueil des Vêpres est dédié.
Au final pas de poste nouveau au sein d’une église prestigieuse. Il lui faudra encore attendre trois années, quand il sera pressenti pour diriger la chapelle du Doge à Venise, au sein de la Basilique San Marco. Pour le concours et l’audition de principe, le matériel éclectique et foisonnant de ses Vêpres lui sera très probablement utile.
La qualité et la fascination de la partition, qui n’a peut-être jamais été jouée d’un seul tenant comme les interprètes baroques ont coutume de le faire aujourd’hui du vivant de l’auteur, apparaissent clairement dans l’alliance de l’ancien et du moderne dont Monteverdi fait une arche entre deux mondes. Le compositeur offre une synthèse quasi encyclopédique de toutes les formes possibles à son époque. Les Vêpres de ce point de vue, dessinent une superbe passerelle édifiée pour la réconciliation de deux tentations ou deux directions esthétiques et musicales, apparemment antinomiques.
Le passé et l’avant-garde ici dialoguent. Cette facilité est à la fois troublante et totalement convaincante. Tradition ancestrale héritée du Grégorien avec son cantus firmus, avec le plain-chant aussi (Sonata sopra sancta Maria), d’un côté ; liberté du geste vocal, en solo (Nigram sum pour ténor), ou en duo (Pulchra es pour deux sopranos), par exemple, de l’autre, dont les hymnes incantatoires, la projection dramatique du texte (l’écho de l’Audi Caelem sur le nom de Maria, répété comme une incantation obsessionnelle et tendre à deux voix…) désigne en pleine fresque paraliturgique, le dramaturge dont la magie fut capable d’infléchir les âmes les plus insensibles, par le chant de son Orfeo de 1607. L’opéra n’est pas loin de la ferveur virginale. Disons même qu’il s’invite à l’église.
Le Vespro est bien l’archétype des grandes messes et célébrations religieuses baroque à venir, préludant à Bach, Haendel, Vivaldi.
A 43 ans, Claudio le Grand affirme son art de la synthèse, son intuition innovatrice, une vision grandiose qui confine à un langage universel. Avec le Vespro, le musicien se révèle comme le penseur le plus génial de son époque. Mais la partition n’était qu’une étape qui le mènera vers les deux ouvrages de la pleine maturité. Une contradiction ou une singularité qui lui est spécifique, entre le profane et le sacré, se précise. Musicien des divertissements et du théâtre pour la Cour ducale de Mantoue, il écrit le chef-d’oeuvre des grandes célébrations sacrées. Maître de chapelle à partir de 1613 pour le Doge de Venise , il composera pour la scène lyrique, le Couronnement de Poppée puis le Retour d’Ulisse dans sa patrie qui marque sur le plan profane cette fois, un nouvel accomplissement après les Vêpres. Sous la voûte de San Marco, sur la scène des théâtres d’opéra de Venise, l’homme transmet un même témoignage, saisissant d’émotion et de vérité.
Illustrations
Bernardo Strozzi, deux portraits de Monteverdi
Canaletto, la piazza San Marco, la Basilique.