samedi 10 mai 2025

Coco Chanel et Igor Stravinsky. Critique du film Un film de Jan Kounen. Au cinéma: le 30 décembre 2009

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Coco sous toutes les coutures…

Au début du film, il ne s’agit pas de la fameuse scène restituant le climat sulfureux de la création du Sacre du Printemps de Stravinsky (8è saison des Ballets Russes à Paris, le 29 mai 1913 précisément). Elle viendra plus tard…
Pour l’heure, nous sommes avec Coco et son amant, le seul amour de sa vie, Boy Capel (auquel la couturière a emprunté nombre de vêtements masculins en les adaptant…): la jeune femme suffoque (cigarette à la bouche!), elle veut respirer. Elle demande à Boy de l’aider à dégrafer violemment la guêpière qui l’étouffe… Tout est là, comme une intention qui vaut pour tout le film: la narration est d’abord centrée sur Coco, de son besoin de respirer, de s’oxygéner auprès d’une source toujours recherchée : l’inspiration. Du neuf, du moderne, de l’inconnu. Le temps du film, d’après le roman de Chris Greenhalgh, Coco pourra librement respirer en se rapprochant d’Igor Stravinsky en sa villa bien nommée « Bel respiro »... Dans le film une autre femme étouffe, mais pour d’autres raisons: Katia, l’épouse digne mais trompée et bafouée de Stravinsky… Témoin, au début soumise, de la liaison entre son mari et la modiste.


Le Sacre, de 1913 à 1920

Coco trouve donc une bouffée de… modernité inspiratrice lors de la création du Sacre, en mai 1913, dans le cadre de la saison des Ballets Russes au Théâtre des Champs Elysées à Paris. Choc des corps sur la scène, foudres de l’orchestre, et aussi haine du public, choqué par ce déferlement de nouveauté… Le film est construit autour du Sacre: à l’époque de sa création en 1913, puis lors de sa reprise en 1920 quand Coco accueille dans sa villa autour de Paris, la famille Stravinsky… 7 ans après avoir vécu le choc du Sacre, Coco est devenue la maîtresse du compositeur. Elle finance même la saison des Ballets Russes dirigés par Diaghilev qui depuis a changé de maître à danser: Massine a remplacé Nijinsky.

Au Bel respiro, Coco retrouve une respiration… génératrice de créativité… grâce à la passion amoureuse qui la lie peu à peu au compositeur Igor Stravinsky.
En vérité la trame est un peu mince: attraction croissante des deux créateurs, évocation (homéopathique) de la musique de Stravinsky, et très vite, limites et atténuation d’une relation amoureuse qui était vouée dès son amorce à l’échec: qu’a à faire et à vivre dans la durée, la plus grande créatrice de mode avec un compositeur dont elle ne comprend pas vraiment la musique, qui de plus, est marié et père de famille? Qui ne s’exprime tout au long du film que dans un français abrupt, approximatif, contorsionné par son fort accent slave…?
D’ailleurs, le film ne laisse aucune ambiguïté sur les justes sentiments d’Igor pour Coco: « vous n’êtes qu’une vendeuse de tissus… » déclare-t-il après que Mademoiselle Chanel ait dit à son amant qu’elle était plus « puissante » que lui, et qu’elle avait « plus de succès ». Guerre verbale entre deux monstres d’orgueil, désormais ennemis.
Maîtresse de son style universel, celle qui porte le noir, aime les rayures chez elle, mène son atelier avec une poigne militaire et trouve enfin, la juste fabrication de son célèbre parfum N°5, a tout pour elle et Igor, créateur musicien, plus critiqué qu’estimé du milieu parisien, ne peut qu’éprouver jalousie et exaspération à l’encontre de cette femme libre, émancipée, sirène provocatrice aux allures et à la voix mâles, parfaitement et donc honteusement, indépendante.

Dans ce « film d’atmosphère », Jan Kounen (réalisateur de 99 francs) a-t-il réussi son pari? Gros moyens obligent, le contexte visuel est restitué sans failles. On reste séduit par la beauté des décors; la reconstitution minutieuse des intérieurs Chanel de la villa Bel Respiro… La reconstitution du Sacre au début du film est, elle-aussi, millimétrée et visuellement attrayante: elle occupe au bonne partie du début de l’histoire, et n’épargne pas Igor Stravinsky: hué, incompris, le compositeur critique la chorégraphie de Nijinsky et lui fait porter le chapeau de cette défaite… Igor fut-il réellement aussi radical et égocentrique, voire méprisant à l’égard du jeune chorégraphe danseur?

Malgré ses poses permanentes, sa voix rauque, de fumeuse vénéneuse, Anna Mouglalis, égérie de la marque française, conseillée par Karl Lagerfield pour le film, a évidemment travaillé son personnage: elle convainc même si chacune de ses postures à l’écran, affecte l’hypersophistication.

A ses côtés, l’acteur danois Mads Mikkelsen (Casino Royale) joue un Stravinsky assez caricatural, peu bavard, froid, distant, violent même. S’il réussit à exprimer une certaine intériorité énigmatique au personnage, on reste peu convaincu non par l’acteur mais la conception de son rôle. Un faire valoir qui touche l’anecdote, dont la présence sert surtout les multiples apparitions de Mademoiselle Chanel, dévoilée sous toutes les coutures: dans sa chambre, dans son salon, en tenue de soirée, dans la galerie du Musée d’Histoire Naturelle, quand la créatrice propose au compositeur exilé, fuyant la Russie bolchévique, d’habiter dans sa villa de Garches. Pour comprendre l’option du réalisateur pour le cinéma, il faudrait relire la nouvelle dont est tirée la fiction cinématographique, Coco & Igor de Chris Greenhalgh (lequel a d’ailleurs signé le scénario)…

Coco, Igor: au final qu’avons nous comme faits établis? Chanel a assisté à la création du Sacre du printemps en 1913; elle finance effectivement sa reprise à Paris, après la guerre en 1920-21, période où la créatrice concocte son atemporel parfum n°5. Précisons aussi que le profil du flacon, par sa forme prismatique, rappelle évidemment l’art cubiste contemporain de Picasso: le Sacre, le n°5, Stravinsky et Chanel composent bien une synthèse moderniste du Paris des années 1920… entre géométrie, modernité, post expressionnisme. Tout porte à croire que pendant le bref séjour de la famille Stravinsky chez Mademoiselle Chanel, entre 1920 et 1921, la couturière et le compositeur vivent une passion aussi courte qu’intense… On sait aussi que Coco possède rue Cambon, la partition originale du Sacre du Printemps avant que Igor Stravinsky ne la récupère quelque temps plus tard. Le film place donc avec raison le ballet au centre de la narration.

Catherine et Diaghilev

Quelques acteurs percent plus nettement l’écran: l’excellente Katia Stravinsky de Elena Morozova : épouse dans l’ombre, malade, copiste zélée et critique de son mari, qui prépare les manuscrits du musicien avec minutie… Très vite, madame Stravinsky étouffe dans la villa où son mari travaille, où Coco a décidé de s’unir à Igor, froidement, sans culpabilité…
Parfait aussi, dans le rôle de Diaghilev, Grigori Manoukov: outre sa ressemblance troublante, avec son modèle historique l’acteur affirme une justesse toute en nuance, et même beaucoup d’humour, en particulier dans la scène où avant que Coco ne le visite pour lui annoncer sa décision de financer la reprise du Sacre en 1920, le créateur des Ballets Russes convoque son futur assistant en lui enjoignant de … se déshabiller.

Le premier tiers du film, qui s’achève avec la scène de la création du Sacre se déroule dans une pénombre souvent asphyxiante, prémices de la première guerre à venir, résonance de la tension ambiante qui est aussi celle de la réception de l’oeuvre de Stravinsky par le public parisien, trop bourgeois, trop conservateur. La trame amoureuse qui inspire le restant du film manque de vision claire et originale: l’épisode de leur relation si mince au départ, suffisait-elle vraiment pour nourrir une fiction cinématographique?
Si le film demeure souvent à la surface des sentiments, préférant soigner l’enrobage visuel des situations, Jan Kounen ne surprend et ne convainc que par intermittences, dans un genre où on ne l’attendait pas, celui du film historique. L’écriture est certes léchée, mais le rythme narratif, sans grandes surprises, d’un conventionnel absolu. Sombre, dépressif, le film épingle au final les deux créateurs les plus géniaux du début du XXè, comme deux êtres solitaires et froids dont l’image d’un esthétisme hyperléché et d’un superficiel creux, rend en définitive la véritable richesse intérieure … S’agissant de deux inventeurs aussi révolutionnaires, ce manque d’audace de la part du réalisateur fait d’autant plus défaut.

Quant à la musique, celle de Stravinsky, elle est bien peu traitée en profondeur, comme plaquée dans une narration somme toute très classique. Impression en demi teinte donc. Les amateurs des Ballets Russes iront au Palais Garnier goûter l’exposition et le cycle de danse à l’affiche en décembre 2009. De son côté, Naïve annonce la parution de la version du Sacre du Printemps utilisée dans le film, celle inédite par Le Philharmonique de Berlin et Simon Rattle.

Coco Chanel et Igor Stravinsky. Film de Jan Kounen (2009). Sortie dans les salles de cinéma: le 30 décembre 2009.

Illustrations: © R.Abadia 2009: Coco Chanel, Igor Stravinsky, Catherine (Katia) Stravinsky

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