
Le plateau vocal et la fosse ont en revanche été une nouvelle fois unanimement salués.
Don Giovanni réinventé
Disons-le tout net : nous aussi nous restons circonspects. Pas à cause de ce que certains considèrent comme une « honteuse trahison » voire une totale « boucherie » – à savoir une complète relecture du livret par Tcherniakov – mais davantage par le manque de cohérence dans les partis pris scéniques. Oubliez les palais, les ruelles de Séville, les robes à paniers et les épées au flanc : toute l’action se déroule de nos jours dans un salon bourgeois. Le metteur en scène imagine des liens familiaux entre tous les protagonistes (Donna Anna a Zerlina pour fille et Elvira pour cousine, tandis que Leporello est un jeune parent du Commandeur) ; il introduit des ellipses temporelles assez longues (parfois de plusieurs mois) entre les scènes pour renforcer sa lecture du drame.
Ces petits arrangements avec le livret, et même les modifications profondes apportées au sens de certaines scènes, suffiront pour en dégoûter certains. Mais attardons-nous davantage sur l’ensemble de ce que propose Tcherniakov.
Don Giovanni n’est plus – comble du paradoxe – un Don Juan, un séducteur. Alcoolique et crasseux, l’on se prend de pitié pour ce raté, cet éternel enfant capricieux et cruel sans le vouloir. C’est un agent du chaos : en tuant le Commandeur, figure explicitement patriarcale de l’ordre et de la morale, il sème le trouble et la discorde au sein d’une famille éclatée. Mais il semble ne rien faire par calcul, séduire par amusement ou par naïveté ni blesser par inconscience.
Cette lecture originale du drame, du rôle principal ainsi que de tous les autres personnages est très intéressante. Seulement, tout ne tient pas debout. Le premier air d’Elvira, qui s’adresse directement à Don Giovanni en feignant la colère puis finit par éclater de rire, devient presque incohérent. Et de même pour le final du premier acte, sans masques et où Don Giovanni n’abuse pas de Zerlina ; ou encore les jeux de déguisements du second acte presque supprimés de la mise en scène… Bref, d’innombrables moments où la logique est mise à mal, la cohérence psychologique bafouée.
Pas de quoi crier au scandale, bien entendu, puisque le travail de Dmitri Tcherniakov est réfléchi, argumenté et original, que la direction d’acteurs reste extrêmement précise et vivante… Mais son défaut général est de désactiver énormément de nœuds dramatiques, de gommer des enjeux (duperies, surprises et autres imbroglios) sans pour autant les remplacer par d’autres enjeux. Résultat : la tension retombe à des moments où elle devrait être insoutenable, et la théâtralité se ramollit.
Luxe musical
Heureusement, le jeu d’acteur de tous les artistes sur scène est époustouflant, au premier rang desquels Rodney Gilfry, qui avait déjà tenu le premier rôle en 2010. Il campe merveilleusement ce Don Giovanni inhabituel, allège sa voix avec une grande douceur et impose son charisme rare. On pourrait n’assister au spectacle que pour lui ! A ses côtés, Kristine Opolais, (remplaçante de Sonya Yoncheva) incarne une Elvira brûlante et passionnée qui semble à chaque instant pouvoir sombrer dans la folie. Maria Bengtsson est une Anna plus noble et plus froide. Sa technique est parfaite (pour qui affectionne ces voix de l’est rondes et très couvertes dans les aigus), mais l’on pourra regretter un certain manque d’expressivité. Petite déception également du côté de Paul Groves qui semble très fatigué : les aigus sont tirés, la voix blanchie et l’on entend même un léger souffle.
Si Kyle Ketelsen a tendance à vouloir grossir et assombrir sa voix, peut être pour se faire parfaitement entendre dans ce théâtre de plein air, il reste un Leporello très convaincant et un excellent acteur. La Zerlina de la jeune Joelle Harvey est tout à fait touchante, elle qui semble sans cesse sur le fil, torturée et malmenée par le séducteur… et par son compagnon, qu’incarne avec brutalité Kostas Smoriginas.
L’un des plus beaux atouts de la production vient de la fosse. Un chef « baroqueux » à la tête de l’un des plus grands orchestres symphoniques du monde : qui aurait pu imaginer tel alliage ? La partition semble transcendée, grâce à la direction nerveuse, électrique voire un peu sèche de Marc Minkowski, et grâce à un London Symphony Orchestra à la précision incroyable, aux timbres soyeux, à l’homogénéité rare. De quoi largement consoler les plus sourcilleux en matière de mise en scène.
Ce spectacle sera retransmis sur France Musique le 27 juillet prochain.
Aix-en-Provence. Théâtre de l’Archevêché, le 8 juillet 2013. Mozart, Don Giovanni. Rod Gilfry, Don Giovanni ; Kyle Ketelsen, Leporello ; Kristine Opolais/Alex Penda, Donna Elvira ; Maria Bengtsson, Donna Anna ; Paul Groves, Don Ottavio ; Joelle Harvey, Zerlina ; Kostas Smoriginas, Masetto ; Anatoli Kotscherga, Il Commendatore. Estonian Philharmonic Chamber Choir. London Symphony Orchestra. Marc Minkowski, direction. Dmitri Tcheniakov, mise en scène.
Illustration : image de la production du Don Giovanni de Tcherniakov réalisé à Aix en 2011 (DR)