Compte-rendu critique, opéra. BERLIN, le 9 décembre 2017. MONTEVERDI, L’Incoronazione di Poppea, Akademie für Alte Musik Berlin. Fasolis. Après plus de sept ans de travaux, la salle historique du Staatsoper de Berlin ouvre enfin ses portes. Le baroque y a connu ses heures de gloire, notamment avec René Jacobs. C’est dire si la nouvelle production du Couronnement de Poppée était attendue, avec, qui plus est, un casting prestigieux. Hélas, malgré une évidente séduction sonore et visuelle, la déception était au rendez-vous. En cause, une fois de plus, les orientations très discutables du metteur en scène et des dramaturges rompus aux préceptes très laxistes du « regietheater ».
Un Couronnement de grand luxe mais théâtralement ennuyeux
Sur scène, un unique décor en forme de tapis doré qui se prolonge à l’arrière-plan à la verticale. Les costumes de Julia Rösler sont splendides et rappellent la récente production de Bob Wilson qui nous plongent dans une atmosphère très Renaissance, avec collerettes et tissus mordorés. Et les lumières délicates de Olaf Freese et Irene Selka parviennent à installer une atmosphère intimiste qui évoque le caractère « huis-clos » du drame. Mais le spectateur est vite rattrapé par des choix dramaturgiques singuliers. Le premier d’entre eux : tous les personnages sont en permanence présents sur le plateau et passent leur temps à déambuler ou à rester statiques, quand ils n’accaparent pas l’attention au détriment de ceux qui chantent. Encore : doubler les personnages allégoriques du prologue par des enfants. Pourquoi pas, mais les limites vocales des jeunes interprètes obligent les adultes à prendre le relais, ce qui ne contribue pas à une grande lisibilité de la séquence, essentielle sur le plan rhétorique. Celle-ci est encore mise à mal lorsque le trio qui clôt le prologue est chanté d’abord par Néron, puis par Ottavia, puis par l’ensemble des solistes. Les choix dramaturgiques étranges, voire absurdes, sont hélas légion. Le premier duo sensuel entre Poppée et Néron, alors que celui-ci tient la main d’Ottavia, est une option au mieux naïve, au pire excessivement appuyée ; les ardeurs d’Ottone qui se met à violer Poppée ; le magnifique trio des Famigliari chanté là encore par l’ensemble des solistes, ce qui anéantit la dimension madrigalesque de la scène ; l’ajout d’une ritournelle tirée d’Orfeo après la mort de Sénèque, ou encore lorsque, après le duo final, Néron part main dans la main avec Lucain, et plus généralement cette propension horripilante à vouloir toujours combler la scène, à attirer l’œil du spectateur ailleurs que sur ceux qui chantent. À l’angoisse du vide, on ne trouve d’autre réponse qu’une vacuité d’idées.
Mais la distribution réunie pour cette production attendue ne compense qu’imparfaitement ces choix plus que contestables. Dans le rôle de Néron Max-Emanuel Cencic fait preuve d’un abattage et d’une présence scénique toujours aussi efficace, même si le rôle, un peu aigu pour lui, l’oblige à quelques projections un peu poussées et pas toujours élégantes. La Poppée de Anna Prohaska est sans doute la plus belle incarnation vocale de la soirée : un timbre magnifique, chaleureux, parfaitement articulé et homogène qui confirme les impressions très positives de son récent récital d’airs d’opéras du Seicento (Serpent & Fire, chez Alpha). En comparaison, l’Ottavia de Katharina Kammerloher paraît bien pâle : tout y est, la voix est bien posée, les notes respectées, mais peut-être qu’en raison d’une diction excessivement maniérée, on a l’impression étrange d’un discours vide, sans affect et l’émotion ne passe pas, même dans les moments pathétiques (son Addio Roma dévoile l’artifice d’une déclamation mécanique). L’Ottone de Xavier Sabata ne convainc là encore qu’à moitié : les limites de son timbre (peu audible dans le registre médian et grave) sont cruellement mises en évidence par les choix du metteur en scène qui le pousse à en faire des tonnes, dans le chant comme dans la gestuelle. L’Arnalta de Mark Milhofer est l’autre bonne surprise de la distribution : le ténor britannique est parfaitement à son aise dans le rôle travesti de la nourrice de Poppée, et s’il n’échappe pas lui non plus à une certaine exagération dans le jeu, il nous livre un superbe Adagiati Poppea. Tout aussi convaincant est le Sénèque de la basse allemande Franz-Josef Selig : une voix caverneuse qui impressionne, une présence électrisante qui rééquilibre à juste titre l’importance du personnage dans la dramaturgie de l’œuvre (et l’ombre géante qui apparaît en fond de scène au moment de son suicide est l’une des rares bonnes idées du metteur en scène : la force morale du philosophe parcourt toute l’œuvre, jusqu’à l’acte de clémence final dont fait preuve Néron à l’égard d’Ottone et Drusilla). Et si les rôles secondaires sont plutôt bien défendus (comme la Drusilla d’Evelin Novak, au timbre légèrement acidulé mais bien projeté, ou encore les deux soldats de Gyula Orendt et Linard Vrielink, qui interprètent également Lucain et un consul), la Nutrice de Jochen Kowalski est un supplice pour les oreilles : les changements constants de registre n’obèrent pas simplement l’homogénéité de la voix, ils rendent celle-ci en grande partie inaudible, notamment lorsqu’il chante en voix de fausset.
Dans la fosse, la direction métronomique de Diego Fasolis est ici hors style : il dirige Monteverdi comme Haendel ou Vivaldi et sa « battue » manque cruellement de souplesse. Par ailleurs, l’orchestre est pléthorique et fait un usage inutile et bavard des percussions. Tout cela manque au fond de légèreté. Et comme le baroque nous l’a appris, la légèreté n’est pas le contraire de la profondeur, mais bien de la lourdeur.
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Compte-rendu. Berlin, Staatsoper Unter den Linden, Claudio Monteverdi, L’Incoronazione di Poppea, 09 décembre 2017. Niels Domdey, Narine Yeghiyan (Fortuna), Artina Kapreljan (Virtù), Lucia Cirillo, Noah Schurz (Amore), Max Emanuel Cencic (Nerone), Katharina Kammerloher (Ottavia), Anna Prohaska (Poppea), Xavier Sabata (Ottone), Franz-Josef Selig (Seneca), Evelin Novak (Drusilla), Gyula Orendt (Liberto, Lucano), Linard Vrielink (Primo soldato, console), Florian Hoffmann (secondo soldato), David Ostrek (Tribuno), Lucia Cirillo (Valletto, Amore), Narine Yeghiyan (Damigella), Jochen Kowalski (Nutrice), Mark Milhofer (Arnalta), Orchestre Akademie für Alte Musik Berlin, Diego Fasolis (direction), Eva-Maria Höckmayr (mise en scène), Jens Kilian (décors), Julia Rösler (costumes), Olaf Freese, Irene Selka (lumières), Mark Schachtsieck, Roman Reeger (dramaturgie)