Sablé sur Sarthe, 36e édition du Festival de Sablé, par notre envoyé spécial Charlie Mivielle. Alice Orange nous propose un voyage plus spectaculaire que morbide dans la mort baroque. Alors omniprésente, inévitable et protéiforme, la mort est mise en scène et le spectacle se l’approprie. Au sein d’une époque pieuse, la mort se voit plus facilement comme glorieuse, dans le rapprochement à Dieu et l’éloignement du pêché ; ainsi ces grandes processions pour accompagner les Grands et cet héroïsme de Castor et Pollux dans la tragédie de Rameau. Ou comment une époque moins éclairée scientifiquement que la nôtre a su conjurer ses peurs en faisant de la mort un éminent objet de création. Pendant la durée du Festival, le Château de Sablé-sur-Sarthe se met au diapason de cette thématique. L’aile de la BNF qu’il abrite s’ouvre exceptionnellement au public pour un panorama de la mise en scène de la mort, ponctué par de précieux manuscrits – originaux et premières éditions – de Lambert, Couperin, Marais et Rameau notamment. Des Leçons de ténèbres des premiers aux enfers de Castor et Pollux, le mélomane averti peut observer les annotations des compositeurs et la manière de l’époque d’écrire notes et nuances, … autant de témoignages aussi précieux que rarement mis à la disposition du grand public.
Pour le concert d’ouverture, Amarillis présente des extraits d’opéras de Rameau multipliant les allusions à la mort, du sacrifice par amour à l’évocation des enfers. Le programme va de Castor et Pollux à Dardanus et des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour à Zaïs, alternant airs, duos et suites orchestrales choisies avec bonheur pour réaliser aussi bien l’articulation entre les œuvres que l’illustration des affects extrêmes ; les introductions orchestrales de Rameau ont un impact dramatique digne des récitatifs mozartiens.
L’ensemble, dirigé par Héloïse Gaillard et Violaine Cochard, s’est entouré de deux chanteurs habitués du baroque français, le haute-contre Mathias Vidal et la soprano Maïlys de Villoutreys. Ensemble, ils retracent les émois des personnages de Rameau amoureux, jusqu’au désespoir et jusqu’à braver la mort. Bien sûr l’amour fraternel et les rivalités féminines de Castor et Pollux sont la source idéale du programme, et les plus belles pages de l’œuvre – Séjour de l’éternelle paix, Tristes apprêts – autant d’occasions de faire briller les solistes.
Fins connaisseurs de ce répertoire, les chanteurs en ont pourtant une approche très différente. Si l’on retrouve chez chacun la justesse d’intonation et le soin de l’articulation indispensables, Mathias Vidal impressionne le premier par une projection impeccable, un chant totalement incarné. Le public ne s’y trompe pas et lui réserve un triomphe mérité après « Règne Amour », l’explosion de joie de Pygmalion devant l’issue favorable de son amour peu conventionnel. Plus discrète et moins sonore, Maïlys de Villoutreys apporte un soin extrême à son chant, ornementant généreusement et sans jamais faillir. La voix, d’essence légère, fait des merveilles dans les airs de Dardanus « Quand l’Aquilon fougueux, Volez, plaisirs, volez, Amour » et les duos mettent en valeur les qualités de chacun avec un souci permanent d’équilibre.
Mais c’est avant tout la qualité de l’accompagnement qui transporte le public dans l’univers de Rameau. Les couleurs et l’expressivité du Hautbois d’Héloïse Gaillard introduisent idéalement la soirée. Chaque pièce trouve son humeur dessinée par un instrument ; hautbois, flûte de voix ou bien sûr basson, sans lequel Rameau ne serait pas Rameau, et sur lequel Augustin Humeau nous offre une véritable démonstration. Aussi virtuose que juste, l’ensemble délivre des danses et tambourins qui font regretter au public d’être assis : l’Entrée des sauvages tirée des Indes Galantes, donnée en rappel, prolonge son enthousiasme, visiblement partagé par tous les musiciens.
La deuxième journée du festival est consacrée au 17ème siècle, cette époque de révolutions musicales parties de l’Italie du nord pour conquérir l’Europe. Cette plongée dans le seicento est l’occasion de prolonger une thématique pluriannuelle du festival : redécouvrir la musique portugaise. Du motet plus classique à la chanson populaire mise au goût de l’église, les œuvres présentées au Prytanée de La Flèche sont d’une qualité inégale.
Heureusement les petits motets de Pedro da Esperança présentés en milieu de programme sont d’une grande beauté : ils permettent de mettre en valeur de très bons instrumentistes, notamment le jeune Hélder Rodrigues, jamais pris en défaut à la sacqueboute (trombone Renaissance).
Le Coro Gulbenkian offre une belle unité et se montre capable de belles nuances mais les villancicos présentés en fin de programme éprouvant les solistes mettent en valeur la faiblesse individuelles des chanteurs de manière trop évidente.
L’équipe de l’opéra vénitien Elena poursuit ensuite sa tournée avec quelques modifications autour du chef argentin Leonardo García-Alarcón. Elena, opéra du grand Cavalli, a été recréée en 2013 au Festival d’Aix-en-Provence. Après quelques arrêts, Sablé accueille la tournée et introduit le concert avec une conférence présentant Cavalli et l’opéra vénitien aux festivaliers. L’opéra dit commercial – accès sur paiement d’un ticket – est apparu à Venise, la saison du carnaval brassant d’importantes foules curieuses des arts de la scène. Orchestration, mélodies, sujets, tout est régi par la nécessité du succès : on joue presque tous les soirs pendant les 6 semaines de la saison (du 26 décembre au mardi gras), et il n’est pas rare que le librettiste et le compositeur soient parties prenantes de la production, Cavalli par exemple assurant la majorité des représentations de ses opéras au clavecin. Après la mort de Monteverdi en 1643, Cavalli devient le plus célèbre compositeur de son époque, et ses œuvres seront régulièrement reprises en Italie et en Europe. A l’occasion du mariage de Louis XIV, la cour de France l’accueillera deux ans de 1660 à 1662, dans des conditions un peu difficiles ; pas de théâtre adapté à sa musique, œuvres entrecoupées de ballets souvent composés par Lully : la fidélité au travail du compositeur est une préoccupation mineure du Grand Siècle. Fatigué par cette expérience et vieilli, Cavalli composera beaucoup moins après son retour mais se lancera dans la conservation de son œuvre avec l’appui du mécène Marco Contarini. Après 40 ans de travail musicologique autour de cette source notamment, les œuvres de Cavalli refont leur apparition sur nos scènes depuis un peu moins de dix ans.
Elena a une couleur particulière qui peut surprendre ceux qui n’ont encore entendu que La Didone et La Callisto, les deux œuvres les plus jouées depuis cette renaissance. L’œuvre est d’essence comique, et la langue du livret, souvent triviale, n’atteint pas les sommets de poésie auxquels le public initié peut être habitué. Il est heureux dans ces conditions que la version de concert prévue ait été rehaussée d’une mise en espace à laquelle les chanteurs se sont prêtés avec entrain ; la scène du Theatre de Sablé leur permet d’évoluer tout autour des musiciens, dans des conditions finalement proches de celles du Seicento, pendant lequel l’orchestre n’était jamais placé en fosse. Les poses et les gestes sont simples, mais éclairent le spectateur sur une intrigue furieusement alambiquée, que le chef prend un malin plaisir à expliquer à un public amusé en ouverture de concert.
Les voix ne sont pas toutes idoines et certains chanteurs présentent une technique trop faible et une absence de compréhension du chant italien au 17e siècle. Le plateau masculin est dominé par un Emiliano Gonzalez-Toro en grande forme, aussi sur de son chant que de son jeu ; aucune difficulté de la partition ne semble le gêner et il présente une santé vocale à toute épreuve, toujours au service de la bouffonnerie réjouissante de son personnage. Le couple d’amoureux est incarné par la soprano Giulia Semenzato (Elena) et le contre-ténor Kangmin Justin Kim (Ménélas). Plus en verve que sa partenaire, celui que le grand public a découvert sous les traits de Kimchilia Bartoli (voir son indispensable imitation de la grande Cecilia) livre un chant timbré et très égal sur toute la tessiture, sa partenaire peinant beaucoup plus à imposer son personnage. Christopher Lowrey, autre contre-ténor de la distribution, soigne sa ligne et ornemente le chant avec une science faisant penser qu’il a sans doute déjà fréquenté ce répertoire. Mais le chant le plus éminemment cavallien émane ce soir de Gaia Petrone, dont le timbre sombre et l’égalité de la voix saisissent le spectateur dès ses premières notes. La grande souplesse de sa voix est mise au service de la tension dramatique, renforcée à chacune de ses apparitions.
Au milieu de l’action, les musiciens de la Cappella Mediterranea déploient les couleurs de la partition avec soin ; le continuo (théorbes/guitares, clavecin, orgue, basses de viole et contrebasse) est admirablement emmené par Leonardo García-Alarcón au clavecin et à l’orgue, malgré des théorbes inaudibles, et les flûtes complètent un univers sonore riche, dont on aurait apprécié un sens plus aigu des dynamiques.
Les musiciens comme les chanteurs font preuve d’un engagement total au service du grand vénitien, dont de nombreuses recréations sont à espérer pour les saisons à venir.
Jeudi 28 août, nous revenons vers une évocation plus directe de la mort dans ce qu’elle a de plus baroque, avec un programme Purcell comprenant, notamment, la Musique pour les Funérailles de la Reine Mary. Là non plus rien de bien funèbre dans cette musique qui célèbre avant tout la vie d’une souveraine très appréciée du compositeur. Le programme, complété par l’Ode pour l’Anniversaire de la Reine Mary(1694) et de l’Ode à Sainte-Cécile, est avant tout un moyen de mettre en valeur les qualités du Concert Spirituel. A sa tête, Hervé Niquet emmène un ensemble d’excellents musiciens pour transmettre au public sa grande énergie.
Avant même d’avoir l’occasion de briller individuellement dans une Ode à Sainte-Cécile qui se veut avant tout à la gloire des musiciens, les membres du Concert Spirituel délivrent une performance sans faille ; ils portent la réussite de la soirée sur leurs épaules. Le chœur, en effectif réduit, parvient cependant à rendre justice à la partition, chacun des 13 chanteurs présents ayant des qualités de soliste évidentes.
Compte rendu, festival. 36e Festival de Sablé-sur-Sarthe, du 26 au 30 août 2014. Memento Mori : « Souviens-toi que tu mourras ». Par notre envoyé spécial Charlie Mivielle.