Cuenca 2014. La réussite d’un festival tient outre à la qualité artistique des programmes présentés (une constante surprenante ici depuis presque 10 ans), surtout à la cohérence développée et défendue au sein des lieux où il prend place. La multitude d’églises et de sites favorables à l’expérience du concert, – instrumental, vocal, choral-, à Cuenca (concentrés dans la ville ancienne, constituant le bourg vieux et historique, perché sur le rocher) est spécifiquement idéale pour créer un climat magique. A nouveau cette année, cette alchimie combinatoire est devenue réalité ; ce miracle entre musique et architecture confirme la place du festival de musique sacrée à Cuenca, au moment de la Semaine Sainte, parmi les plus saisissants au monde. Le festival a certes plus de 50 ans, ce qui en fait le plus ancien des événements de musique en Espagne (et en Europe), mais il a su, grâce au discernement de sa directrice artistique actuelle, Pilar Tomas, préserver une très forte identité musicale qui sait s’appuyer sur les ressources locales.
Comme toujours, le Salzbourg de Castille La Manche, à moins d’1 h en train de Madrid, captive cette année par le respect de ses fondamentaux : rythme, cohérence, complémentarité entre les programmes présentés et donc interaction pertinente avec les sites investis.
Jeudi 17 avril, à l’église de Santa Cruz
C’est dire le défi d’un tel programme pour un pianiste, d’autant plus sur un pianoforte (dont Natalia Valentin est aujourd’hui l’une des plus sensibles spécialistes). Jouant de la réverbération du lieu, de la mécanique de l’instrument (un Érard de 1853, parfaitement préparé pour l’occasion), la claviériste se montre une étonnante interprète, combinant des qualités trop rares aujourd’hui pour ne pas être distinguées : délicatesse d’un jeu perlé et sensible, rayonnante musicalité intérieure, sûreté de la main gauche, flexibilité poétique de la main droite, le tout conférant à ce récital exceptionnellement abouti tant sur le plan de la construction et des pièces choisies (donc de leur enchaînement) que du style de l’interprète, une profondeur entre élégance et… intériorité voire troublante gravité.
Pianoforte en transe poétique
C’est assurément le cas dès la pièce d’ouverture, – mise en bouche finement sélectionnée (rappelant que le compositeur Salbourgeois fut un modèle pour Alkan), la sublime Fantaisie en ré mineur K397 d’un Mozart, d’une tendresse et d’une douleur secrète irrésistible. Révélant dans les failles ouvertes de prodigieux contrastes, cette intensité juste qui frappe immédiatement le cœur comme l’âme de l’auditeur. Les climats du récital sont ainsi aussitôt annoncées, défendues, magistralement incarnées où le clavier maîtrisé est révélateur d’étonnants vertiges mystiques et spirituels.
Même sentiment de liberté ici palpitante dans le Mendelsohnn (Rondo Capricioso opus 14) dont Alkan partage la confession juive et le confort d’une origine familiale plutôt aisée ; la pièce majeure de ce programme riche en découvertes demeure le sommet d’une inspiration à la fois dramatique c’est à dire intensément narrative… et mystique (Super Flumina Babylonis) : scène de massacre et cris impuissants des victimes évoquées où le jeu de Natalia Valentin n’est pas seulement éblouissant par sa facilité technicienne, il ouvre des climats poétiques infinis, sachant aussi clarifier la densité de l’écriture, restituant l’équilibre et la lisibilité des plans sonores, en particulier les jalons de la construction harmonique. Une telle sonorité, une telle interprétation se montrent bénéfiques et enthousiasmantes s’agissant d’un compositeur encore inconnu du grand public et pourtant respecté de son vivant par tous ses pairs, dont Liszt, et reconnu par eux, comme un pianiste-compositeur génial.
La pianiste insiste en fin de concert sur la coopération de la fondation Bru-Zane de Venise (Centre de musique romantique française) pour la réalisation de ce programme alliant découverte et accomplissement poétique, et pour l’accompagnement de toute la tournée Alkan 2012-2013-2014 (le concert sera redonné au Musée romantique de Madrid le 23 avril). Il n’est pas d’exemples mieux réussis de révélation musicale comme d’approfondissement interprétatif. Certes il est des pièces plus académiques, voire pompeuses : le jeu tout en finesse de la pianofortiste sait en dévoiler cependant le miroitement intérieur, l’activité expérimentale, et cette quête des hauteurs invisibles qui rapproche Alkan, de Liszt et de Scriabine.
Le premier disque de Natalia Valentin était dédié aux Bagatelles de Beethoven (romantisme élégantissime là encore, dévoilant pourtant s’agissant de l’auteur de l’Eroica et de la 9ème symphonie, plusieurs pièces méconnues : le défrichement toujours). Gageons que l’extrême sensibilité de la musicienne ne se dévoile à nouveau au concert, au service de musiciens ou d’oeuvres méconnus. Sa curiosité la conduit à élargir encore le répertoire pour l’instrument : en témoigne aussi pendant le récital à Cuenca, la pièce » El Peregrino » du compositeur ibérique Martín Sánchez-Allú (1823-1858) dont la pianofortiste annonce de prochains prolongements au concert comme au disque… Maîtrisant parfaitement l’exercice solitaire, Natalia Valentin fait attendre d’autres réalisations comme concertiste. Le cercle des interprètes réellement convaincants sur le pianoforte est restreint. De toute évidence, un immense talent à suivre désormais.
Matines du Vendredi Saint. L’un des temps forts du festival de Cuenca 2014 est aussi la restitution cette année de l’Office Divin du Vendredi Saint, soit le lendemain, vendredi 18 avril, initiant un long cycle de prières ritualisées en 8 » épisodes « , rythmant toute la journée afin de recueillir et méditer le sens spirituel des événements christiques transmis par la tradition : ce Vendredi Saint, le Christ fut crucifié et expira sur la croix. Il n’est pas de moment plus intense sur le plan sacré que cette journée dramatique, avant évidemment l’aube salvatrice du Dimanche de la Résurrection. C’est également dans la réalisation des concerts, toute une symbolique de l’ombre du doute à la lumière de la vérité révélée : l’office des ténèbres qui s’appuie en partie sur les Lamentation de Jérémie, dresse alors un périple méticuleusement rythmé de la nuit au jour, passage suprême vers la lumière finale.
Ainsi à 7h30 (pour les Laudes), puis 10h (Prima et tercia), midi (Sexta), 15h (Nona), 17h (Ad Missam pre sanctificatorum), 19h30 (pour les Vêpres), enfin 22h30, la chapelle du Saint-Sacrement attenante au cloître de la Cathédrale de Cuenca accueille les festivaliers qui traversent le corps de la Cathédrale pour y écouter deux formations chorales associées pour cet événement : Schola Antiqua (Juan Carlo Asensio, direction) et The Tallis Scholars (Peter Philipps, direction).
Le périple musical et liturgique (respectant l’extinction progressive des bougies du candélabre placé à gauche de la scène, bougie après bougie aux moments phares de la cérémonie) a commencé en réalité dès minuit et jusqu’aux premières heures du matin pour les Matines ; il fait alterner deux ensembles vocaux: plénitude très fluide et naturelle du chant grégorien pour Schola Antiqua (comprenant aussi des solos caractérisés), et finesse de la polyphonie Renaissance tardive signée Tomas Luis de Victoria, celle contemporaine du peintre Greco (particulièrement fêté en Espagne en 2014 pour le 400ème anniversaire de sa mort). Précis, articulés, fervents, les solistes des Tallis Scholars expriment ainsi l’exhortation spirituelle et la plainte régulière des Lamentations du prophète Jérémie dont l’appel à la conscience morale et l’autocritique sont remarquablement restitués. Pour nourrir la matière musicale du programme, Peter Philipps a puisé dans l’Officium Hebdomadae Sanctae de Victoria, paru à Rome en 1585 : une concordance de lieu subtilement amenée car El Greco est passé par Rome, après Venise et avant son séjour ibérique.
Outre la qualité des chanteurs, le lieu ajoute aussi à la réussite du rituel (très)matinal. Pour l’occasion, le festival a fait installer dans la galerie du cloître menant à la chapelle, plusieurs meubles bas portant une rangée de bougies, comme autant de jalons lumineux dans les Ténèbres, marquant là aussi le parcours progressif vers la révélation promise. Il faut décidément venir à Cuenca pour vivre ce vertige à la fois musical et spirituel, très subtilement » scénographié » par l’équipe de la SMR Semana de Música religiosa. Car plus globalement, le temps du séjour dans la cité, au moment du festival, chaque concert à l’échelle de la Semaine Sainte, constitue aussi une étape dans le parcours du festivalier, faisant passer l’auditeur qu’il soit croyant ou non, du temps de la réflexion à celui de la méditation, confronté au Mystère de la musique, comme à celui de la Résurrection finale.
Compte rendu, festival. Cuenca (Espagne, Castilla La Mancha). Les 17, 18, 19 avril 2014. 53ème SMR Semana de Música religiosa de Cuenca. Récital Natalia Valentin, Office des Matines par Schola Antiqua et The Tallish Scholars.
Illustration : Le Couronnement d’épines par Dirck Van Baburen. Le Christ à la colonne par Caravaggio (DR). Toutes les photos de concert à Cuenca 2014 : © S. Torralba 2014 pour la SMR (53ème Semana de Musica religiosa de Cuenca 2014).