Les productions de Mitridate de W. A. Mozart sont plus que rares. Ces vingt dernières années, on les compte sur les doigts d’une seule main. La raison n’en est pas tant la méfiance des directeurs de théâtre pour le premier opera seria d’un gamin de quatorze ans, que la difficulté de réunir une distribution cohérente et à la hauteur des exigences inhumaines de l’écriture vocale. En 1770, Mozart avait attendu l’arrivée de ses interprètes à Milan pour composer les vingt-deux numéros de sa partition, à la mesure des ultimes possibilités de chacun. Près de 250 ans plus tard, il s’agit de faire le chemin inverse et de s’adapter aux volontés mozartiennes. Ce qu’a presque totalement réussi l’Opéra de Dijon, avec cette nouvelle production créée au Théâtre des Champs-Elysées quelques jours plus tôt.
Avec sa collection de contre-Ut, ses contre-Ré suraigus, ses intervalles diaboliques et toutes la variété de ses coloratures, c’est évidemment le rôle-titre qui pose les problèmes les plus épineux. Le ténor américain Michale Spyres triomphe des obstacles comme en se jouant, et sans faire l’économie d’un beau timbre au riche médium au profit de la volubilité. Il fait mieux : il donne une véritable épaisseur au personnage du roi cynique et rusé. Doté d’un timbre plutôt rêche mais sonore et véhément, le contre-ténor français Christophe Dumaux s’avère plus que crédible dans le rôle de Farnace, le traître et méchant de service. Celui de velours du jeune ténor Cyrille Dubois (Marzio), en revanche, agit comme un baume lors de son unique mais magnifique aria « Se di regnar ».
Côté féminin, il est difficile d’isoler les mérites de chaque voix, tant elles sont complémentaires et forcent l’admiration. Patricia Petibon impose une Aspasia d’une maîtrise absolue et qui, dès son air d’adieu à Sifare, trouve des accents d’une intensité bouleversante. Elle transfigure d’ailleurs, tout au long de l’opéra, une vertigineuse ligne de chant en pure musique. Et puis elle trouve en Myrto Papatanasiu (Sifare) une voix, certes autrement corsée, mais qui s’accorde cependant à merveille à la sienne, ce qui fait de l’unique duo de l’ouvrage un des sommets de la matinée. Dans un registre plus limité, mais avec une pureté de timbre et de style inouïe, des aigus stratosphériques, ainsi qu’une musicalité jamais prise en défaut, la jeune soprano française Sabine Devieilhe incarne la pus touchante des Ismene. Enfin, Jaël Azzaretti fait preuve d’une belle prestance dans le rôle d’Arbate.
C’est une litote de dire qu’Emmanuelle Haïm se sent parfaitement à l’aise dans cette partition tour à tour virtuose, tendre et impérieuse, libérant une belle fougue dans les sections rapides. En ce sens, l’Ouverture, d’une belle vitalité, et certains airs acrobatiques (« Al destin che la minaccia » d’Aspasia ou « Parto. Nel gran cimento » de Sifare…) sont étourdissants. Le Concert d’Astrée est, il est vrai, à son meilleur : les basses se montrent superbes et ronflantes, les cordes étincelantes et les bois ductiles à souhait.
Quant à Clément Hervieu-Léger – jeune pensionnaire de la Comédie Française qui avait signé une production de La Didone de Cavalli au TCE il y a quatre ans -, il est apparemment convaincu que, dans un opera seria de ce type où il ne se passe quasiment rien en termes de rebondissements et de coups de théâtre, il est parfaitement inutile d’imaginer une mise en scène… la sempiternelle mise en abyme du théâtre dans le théâtre ne pouvant plus – à nos yeux – en constituer une… Le soin de créer l’atmosphère revient alors aux superbes éclairages de Bertrand Couderc et au magnifique décor (figurant un vaste théâtre décrépi) qu’a imaginé Eric Ruf, le nouveau patron de la maison de Molière.
Malgré la longueur de l’ouvrage (plus de 3h30 entracte compris), le public bourguignon ne boude pas son plaisir et fait un triomphe à tout rompre aux artistes à l’issue de la représentation.
Compte-rendu, Opéra. Dijon, Auditorium, le 28 février 2016. W. A. Mozart : Mitridate. Avec Michael Spyres (Mitridate), Patricia Petibon (Aspasia), Myrto Papatanasiu (Sifare), Christophe Dumaux (Farnace), Sabine Devieilhe (Ismene), Cyrille Dubois (Marzio), Jaël Azzaretti (Arbate). Mise en scène : Clément Hervieu-Léger, Décors : Eric Ruf, Dramaturgie : Frédérique Plain, Costumes : Caroline de Vivaise, Eclairages : Bertrand Couderc. Le Concert d’Astrée. Emmanuelle Haïm (direction). Photo © Vincent Pontet.