L’année 2016 nantaise commence avec une heureuse résurrection : celle du père de l’opérette, Louis-Auguste-Florimond Ronger, dit Hervé (1825-1892). Ainsi grâce à Angers Nantes Opéra, la partition oubliée du premier grand opéra-bouffe en trois actes d’Hervé « Les Chevaliers de la Table Ronde » revient en vie, et ce avec la fabuleuse participation de la compagnie lyrique Les Brigands, soit treize chanteurs-acteurs et douze instrumentistes. La partition est adaptée par Thibault Perrine. Le directeur musical de la compagnie, Christophe Grapperon, est à la baguette et la mise en scène, les costumes et la scénographie sont assurées par le décorateur complice d’Olivier Py : Pierre-André Weitz (NDLR : lequel fait donc ses premières armes comme metteur en scène) !
« On ne peut plus rentrer quand on en est dehors » : l’opéra bouffe où l’on mange bien…
On ne sait pas ce que c’est, mais que c’est bon !
La résurrection du compositeur auparavant controversé est une réhabilitation, tellement l’artiste et son œuvre sont négligés, tant la production est bonne. Les représentations nantaises faisant partie d’une tournée nationale et internationale du spectacle, nous en augurons le plus vif succès. L’œuvre en trois actes est délicieusement invraisemblable et parodique. L’histoire se passe quelque part, dans un pays improbable entre le Moyen Age et 2017, dans une « baraque de fête foraine en bois, un château en quelque sorte », une bande de chevaliers errants décide d’enlever le chevalier Roland qui, épris de Mélusine l’enchanteresse, affiche une mollesse domestique insupportable, honteuse à leurs yeux. L’occasion d’agir est donnée par le tournoi du Duc Rodomont dont la récompense est la main de sa fille Angélique, qu’il veut faire épouser à un homme courageux mais surtout riche pour l’aider dans sa propre détresse financière. Il soupçonne la Duchesse Totoche d’avoir un amant qui l’entretient. Une succession de qui pro quo s’enchaîne et se déchaîne ; après maints couplets délicieusement légers, ariettes grandiloquentes, faux récitatifs expressionnistes et caricaturaux, avec une bonne dose de danse folle, d’amour, d’humour, de citations et parodies musicales, de chanteurs déguisés en singe, des murs cassés (surtout le 4e), nous en arrivons au lieto fine, où « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ».
C’est toute la potion magique dont nous avons besoin cet hiver quelque peu terrifiant, et en cette époque de manière générale, avec ses grandes parts de trauma, de terreur, de violences. D’une délicieuse légèreté, la production apporte du baume au cœur en ce début 2016. Ce breuvage ne peut être autre qu’une production dont la liberté jouissive, la désobligeance jubilatoire et pétillante, l’auto-dérision insolente et percutante, ravissent les cœurs et font mal au ventre tellement c’est drôle.
Un bijoux retrouvé et redoré qui méritait évidemment d’être exhumé. Une production avec tant de vertus que nous ne pourrons pas toutes aborder, mais qui mérite quantité de louanges. A commencer par le travail d’édition et de transcription musicale, de la part de Thibault Perrine, qui a gardé l’essentielle et le particulier de la partition orchestrale pour un effectif de 12 instrumentistes, privilégiant ainsi les voix. Suivant en cela la légère adaptation de l’œuvre (deux versions de l’auteur existent, la première de 1866 et l’autre de 1872), dans le plus typique esprit de l’opérette. Ceci va des costumes intemporels en noir et blanc, mélangeant styles et genres (nous avons droit même aux chevaliers errants habillés en footballeurs sponsorisés par une marque de bière française), jusqu’aux affectations particulières et caractéristiques dans les dialogues et façons de parler (Roland a l’accent le plus facétieux d’un « gars » de banlieue populaire, par exemple). Un travail qui révèle une équipe soudée et dont la bonne entente et la complicité sont évidentes et stimulantes !
Comme la musique d’ailleurs ! Pas de sérieux ni de snobisme quelconque dans cet opus revisité. Le personnage de la Duchesse Totoche, qui parle en récitatif beaucoup trop expressif et discordant par rapport à son texte est LA parodie de la Diva d’Opera seria. Elle est superbement interprétée par la soprano Ingrid Perruche. Le Médor du ténor Mathias Vidal, est tellement solaire et incarné qu’on dirait que c’est vrai qu’il aime Angélique d’un amour « volcanique » et que son cœur est vraiment « brûlé, carbonisé » par sa beauté « mirifique ». Angélique, la soprano Lara Neumann, est pétillante et ingénue à souhait, nous n’oublions toujours pas son duo avec Médor au premier acte où son cœur battait, battait, battait, pour notre plus grand bonheur. Le Duc Rodomont du ténor Damien Bigourdan joue la carte de l’expressionnisme mélodramatique hystéro-comique, galactique, délirant, en verve comme personne, son air au premier acte est un tour de force théâtral et onomatopéique. Le personnage de l’enchanteresse Mélusine sied parfaitement à l’artiste complète qu’est la soprano Chantal Santon-Jeffery, avec la prestance sur scène qui est la sienne et sa puissance et agilité vocale, ses vocalises au finale du II, sont des plus redoutables. Les 4 chevaliers errants se distinguent surtout par leurs talents comiques, et deux d’entre eux pour la qualité de leurs danses et mouvements on ne peut mieux déjantés ! Le Roland du ténor Rémy Mathieu se distingue aussi par son talent de comédien (l’ancien enfant chanteur de maîtrise à Monaco devient banlieusard particulièrement convaincant et de façon étonnante!). Remarquons également que la diction de presque toute la troupe est à la fois suffisamment percutante et claire pour que le public puisse concentrer sa vue comme son écoute, sur l’action et non les sous-titres.
Nous sortons de la représentation avec une sensation de légèreté tout à fait hilarante et véritablement antidépressive. La compagnie Les Brigands avec ses chanteurs et musiciens offrent une prestation, pour cette première nantaise, de grand entrain et haute qualité. La mise en scène de Pierre-André Weitz (surtout connu comme le scénographe fétiche d’Olivier Py), dans ce lieu unique qu’on comprend très vite, est surtout efficace. La musique instrumentale réduite l’est aussi, et la performance des musiciens est concordante à celle des chanteurs, donc très bien. Ce beau et drôle projet mérite d’être connu d’un très grand public ; chacun des spectateur présent ce soir s’est délecté de la gaîté irrévérencieuse omniprésente dans l’œuvre et sa mise en valeur par la performance tonique des interprètes. A voir et revoir sans modération les 12, 13 et 14 janvier à Nantes, puis les 16, 17 et 19 janvier 2016 à Angers.
Compte rendu, opéra. Nantes. Angers Nantes Opéra, le 9 janvier 2016. Hervé : Les Chevaliers de la Table Ronde. Damien Bigourdan, Ingrid Perruche, Mathias Vidal… Compagnie Les Brigands. Thibault Perrine, transcription. Christophe Grapperon, direction musicale. Pierre-André Weitz, mise en scène, costumes et scénographie.