Compte rendu, opéra. Debussy : Pelléas et Mélisande … Contrairement à bien des réalisations jouant sur le symbolisme ou l’abstraction (voyez l’épure atemporelle imaginée par Bob Wilson par exemple), la mise en scène d’Emmanuelle Bastet joue a contrario sur le réalisme d’une intrigue étouffante, au temps psychologique resserré, aux références cinématographiques et picturales, efficaces, esthétiques. Ce retour du théâtre à l’opéra qui inscrit situations, confrontations, vagues extatiques dans la réalité d’une famille aristocratique à l’agonie apporte aux héros de Maeterlinck, une présence nouvelle dont la personnalité se révèle dans chaque détails ténus : regards, attitude, mouvements. Autant d’éléments qui restituent à la partition sa chair et sa mémoire émotionnelle, d’où jaillit et prend corps chacun des tempéraments humains. A ce travail minutieux sur le direction des acteurs, où chaque élément du décor pèse de tout son poids parce qu’il signifie plus qu’il n’occupe l’espace, répond un esthétisme souvent éblouissant qui emprunte au langage cinématographique d’un Hitchcok … des images poétiques dont la puissance suggestive révise aussi les tableaux de l’américain Edouard Hopper : ainsi l’immense fenêtre, rideaux dans le vent, ciel d’azur. … qui fait souffler le grand vent extatique pour le premier duo de Pelléas et Melisande (scène de la tour), en un tableau qui restera mémorable ; échappée salutaire également à la fin de l’action qui signifie pour l’enfant et le jeune nourrisson qu’il porte fébrilement, l’espoir d’un monde condamné…
A cela s’invite l’éloquence millimétrée de l’orchestre qui sous la direction souple, évocatrice, précise de Daniel Kawka diffuse un sensualisme irrésistible mis au diapason des innombrables images et références marines du livret. C’est peu dire que le chef, immense wagnérien et malhérien, élégantissime, nuancé, aborde la partition avec une économie, une mesure boulézienne, sachant aussi éclairer avec une clarté exceptionnelle la continuité organique d’une texture orchestrale finement tressée (imbrication des thèmes, révélée ; accents instrumentaux, filigranés : bassons pour Golaud, hautbois et flûtes amoureux pour Mélisande et Pelléas…, sans omettre de somptueuses vagues de cordes au coloris parfois tristanesque : un régal). Le geste comme les options visuelles réchauffent un ouvrage qui souvent ailleurs, paraît distancié, froid, inaccessible. La réalisation scénographique perce l’énigme ciselée par Debussy en privilégiant la chair et le drame, exaltant salutairement le prodigieux chant de l’orchestre, flamboyant, chambriste, viscéralement psychique. A Daniel Kawka d’une hypersensibilité poétique, toujours magistralement suggestive, revient le mérite d’inscrire le mystère (si proche musicalement et ce dès l’ouverture, du Château de Barbe Bleue de Bartok, – une œuvre qu’il connaît tout aussi profondément pour l’avoir dirigée également pour Angers Nantes Opéra), de rétablir avec la même évidence musicale, le retour au début, comme une boucle sans fin : les derniers accords renouant avec le climat énigmatique et suspendu de l’ouverture. Pelléas rejoint ainsi le Ring dans l’énoncé d’un recommencement cyclique. L’analyse et la vivacité qu’apporte le chef se révèlent essentielles aussi pour la réussite de la nouvelle production. On s’incline devant une telle vibration musicale qui sculpte chaque combinaison de timbres dans le respect d’un Debussy qui en plein orchestre, est le génie de la couleur et de la transparence.
Pelléas éblouissant, théâtral, cinématographique
Le scintillement perpétuel accordé au format des voix, le balancement permanent de cette houle instrumentale…. ensorcèlent et hypnotisent l’auditeur; l’orchestre telle une puissante machine océane semble inéluctablement aspirer les personnages vers le fond… le nocturne angoissant et asphyxiant où Golaud et Pelléas s’enfoncent sous la scène par une trappe dévoilée est en cela emblématique… Tout au long des cinq actes, se sont 1001 nuances d’un miroitement éclatant dont le principe exprime l’ambiguïté des personnages, leur mystère impénétrable à commencer par la Mélisande fauve et féline, voluptueuse et innocente de Stéphanie d’Oustrac : véritable sirène fantasmatique, la mezzo réussit sa prise de rôle. Déesse innocente et force érotique, elle est ce mystère permanent qui détermine chaque homme croisant son chemin.
A commencer par le Golaud tour à tour amoureux, protecteur puis dévasté et violent (scène terrifiante d’Absalon) de Jean François Lapointe; hier Pelléas, le baryton québécois habite un prince dépossédé de toute maîtrise, jaloux, hanté jusqu’à la fin par le doute destructeur. La mise en scène souligne l’humanité saisissante du personnage, son embrasement permanent, sa lente course à l’abîme. Sa folie conduit les deux derniers actes : superbe prise de rôle là aussi.
Mais Emmanuelle Bastet rétablit également la place d’un autre personnage qui semble ailleurs confiné dans un rôle ajouté par contraste, sans réelle épaisseur : Yniold (épatante Chloé Briot), le fils de Golaud dont le spectacle fait un observateur permanent du monde des adultes, de l’attirance de plus en plus irrépressible des adolescents Pelléas et Melisande, de la névrose criminelle de son « petit » père Golaud. La jeune âme scrute dans l’ombre la tragédie silencieuse qui se déroule sous ses yeux… elle en absorbe les tensions implicites, tous les secrets confinés dans chaque tiroir de l’immense bibliothèque qui fait office de cadre unique. Le poids de ce destin familial affecte l’innocence du garçon manipulé malgré lui par son père dans l’une des scènes de voyeurisme les plus violentes de l’opéra. Comment Yniold se sortira d’un tel passif? La clé de son personnage est magistralement exprimée ainsi dans une vision qui rétablit aux côtés de l’érotisme et de la folie, l’innocence d’un enfant certainement traumatisé qui doit dans le temps de l’opéra, réussir malgré tout, le passage dans le monde inquiétant et troublant des adultes. Son air des moutons prend alors un sens fulgurant renseignant sur ses terribles angoisses psychiques. De part en part, la conception nous a fait pensé au superbe film de Losey, Le messager où il est aussi question d’un enfant pris malgré lui dans les rets d’une liaison interdite entre deux êtres dont il est l’observateur et le messager.
Dernier membre de ce quatuor nantais, le Pelléas enivré d’Armando Noguera dont le chant incarné (Debussy lui réserve les airs les plus beaux, souvent d’un esprit très proche de ses mélodies) nourrit la claire volupté de chaque duo avec Mélisande. Certes le timbre a sonné plus clair (ici même dans La Bohème, Le Viol de Lucrèce, surtout pour La rose blanche… ), mais la sensualité parcourt toutes ses apparitions avec toujours, cette précision dans l’articulation de la langue, elle, exemplaire. Chaque duo (la fontaine des aveugles, la tour, la grotte) marque un jalon dans l’immersion du rêve et de la féerie amoureuse, l’accomplissement se produisant au IV où mûr et déterminé, Pelléas affronte son destin, déclare ouvertement son amour quitte à en mourir (sous la dague de Golaud). Ce passage de l’adolescence à l’âge adulte se révèle passionnant (terrifiant aussi comme on l’a vu pour Yniold, son neveu). Mais sa mise à mort ne l’aura pas empêcher de se sentir enfin libre, maître d’un amour qui le dépasse et l’accomplit tout autant.
Pictural (il y a aussi du Balthus dans les poses alanguies, d’une félinité adolescente de la Mélisande animale d’Oustrac), psychologique, cinématographique, gageons que ce nouveau Pelléas restera comme l’événement lyrique de l’année 2014. Sa perfection visuelle, sa précision théâtrale (véritable huit clos sans choeur apparent), la puissance et l’envoûtement de l’orchestre (transfiguré par la direction du chef Daniel Kawka) renouvelle notre approche de l’ouvrage. Un choc à ne pas manquer… Angers Nantes Opéra. Debussy : Pelléas et Debussy. A l’affiche jusqu’au 13 avril 2014. A Nantes, les 30 mars, 1er avril. A Angers, les 11 et 13 avril 2014.
VOIR le clip vidéo de Pelléas et Mélisande de Debussy nouvelle création d’Angers Nantes Opéra.
Radio. Diffusion sur France Musique, samedi 5 avril 2014, 19h.
Illustrations : Jef Rabillon © Angers Nantes Opéra 2014