Compte rendu, opéra. Paris. Opéra-Comique, le 19 octobre 2017. Kein Licht. Philippe Manoury : Kein Licht. Julien Leroy / Nicolas Stemann. Première création du mandat d’Olivier Mantei, directeur de l’Opéra Comique depuis 2014, Kein Licht sur des textes d’Elfriede Jelinek, Prix Nobel de la Paix, vient bouleverser les esprits des auditeurs rue Favart en cet automne 2017. Présenté comme un « thinkspiel » ou pièce à penser, aux sujets de la catastrophe nucléaire de Fukushima après le tsunami de 2011, ainsi que l’investiture de Donald Trump au Etats-Unis cette année, le spectacle voit 4 chanteurs sur scène et un orchestre mélangeant instruments classiques et traitements électroniques orbiter autour des performances de grand impact des comédiens : Caroline Peters et Niels Bormann.
« Kein licht » – Pas de lumière
La réalité qui dérange, ma non troppo
Nous sommes très rapidement saisis d’un sentiment de cohérence artistique profond devant la levée du rideau. La scénographie quelque peu apocalyptique, mais surtout fabuleusement atomique de Katrin Nottrodt, avec les costumes très fluo de Marysol del Castillo, tout comme la création 3D pendant la performance, le chien sur scène du début à la fin, ou encore la scène qui s’inonde de dégâts nucléaires capturée en « selfie » par les comédiens et retransmis en live sur des écrans… Juste quelques exemples jaillissant à l’extérieur d’une conscience indéniable qui palpite à l’intérieur. Avec cette commande et création, l’Opéra Comique rappelle et se rappelle son histoire comme grand lieu de création contemporaine, bastion de la modernité, pétillant et effréné à côté de ses « grands cousins jumeaux », plutôt classiques Bastille et Garnier. A l’instar des créations notoires au théâtre national comme Carmen de Bizet ou Pelléas et Mélisande de Debussy, Kein Licht de Manoury risque de devenir un spectacle dont la postérité se rappellera après une incompréhension voire une perplexité initiale. Nous félicitons l’esprit novateur et osé du directeur et l’encourageons à continuer dans sa démarche de grande valeur.
S’il ne s’agît pas d’un opéra dans le sens typique du terme, … 4 chanteurs sur scène y interprètent des morceaux de texte de Jelinek selon leurs possibilités. Il y a là un parti-pris artistique qui cache derrière lui, un questionnement philosophique important ; ce n’est pas la question de tuer l’artifice dans l’art (chose incohérente et contre-intuitive, voire impossible), mais de faire de l’art devant n’importe quelle circonstance. Alors, comment seront les shows dans une ère post-apocalyptique ?
L’approche cette nuit peut avoir quelque chose de clairvoyant. Ainsi, les chanteurs chantent comme ils peuvent, se débrouillant plus ou moins au milieu d’un endroit insolite où des fils électriques frôlent des dégâts liquides qui coulent. Si la question bien classique de la vraisemblance titille certains esprits (ils se posent toujours la question de pourquoi Rosina, Figaro et Almaviva chantent un trio avant la fuite à la fin du Barbier de Séville), nous sommes ici au paroxysme. La réponse à la question, bien sûr, ne se trouve jamais en dehors de la réalité matérielle immédiate, au contraire, elle est au centre. Ici, pendant un des moments forts (et ils sont nombreux) où la scène s’inonde, les comédiens ne cherchent pas à fuir la scène, ils font des « selfies » et enregistrent des « snaps » avec plein les yeux, sourires loufoques et nonchalance totale. Pourquoi se sauver ? Pourquoi faire X ou Y d’extraordinaire, de courageux quand on n’est que « le deuxième violon » et que « celui-là ne peut rien faire. Il réagit seulement » ? (citations du livret).
La cohérence artistique de cette production unique en son genre se voit y compris dans les couches les plus subtiles de signification. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un opéra formel ni traditionnel, la pièce évoque et reflète non seulement l’actualité qui est la nôtre avec son texte et les jeux (et les enjeux !), elle exprime aussi la forme musicale classique par excellence, la sonate, mais dans la mise en scène plutôt, où le chant du chien ouvre et clôture le show, … brillante récapitulation. Les chanteurs Sarah Maria Sun, Olivia Vermeulen, Christina Daletska et Lionel Peintre (ainsi que le quatuor vocal du Choeur du National Theater in Zagreb) sont à la hauteur du pari, bien que les vedettes soient vraiment les comédiens Caroline Peters et Niels Bormann.
L’orchestre United instruments of Lucilin avec les réalisations électroniques de l’IRCAM participe activement à l’atmosphère déconcertante mais jamais ennuyeuse du spectacle. Les performances sont toutes sans exception harmonieuses et concordantes en plein milieu du désordre nucléaire et identitaire, voire carrément anthropologique tel que représenté sur scène. Une pièce à penser dont nous parlerons et reparlerons encore et encore. Félicitations à toutes les équipes et particulièrement à Olivier Mantei pour l’idée devenue spectacle, dont la réalisation finale s’avère bouleversante de cohérence et de profondeur.
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Compte rendu, opéra. Paris. Opéra Comique, le 19 octobre 2017. Kein Licht. Philippe Manoury, compositeur. Nicolas Stemann, mise en scène. Caroline Peters, Niels Bormann, acteurs. United instruments of Lucilin, Orchestre. Julien Leroy, direction musicale. Illustrations : Kein LIcht de Philippe Manoury © V Pontet Opéra-Comique, PARIS, 2017