
Un grand schumannien : Philippe Bianconi à la Côte
Il nous a malheureusement été impossible d’assister aux deux premiers volets (intitulés respectivement « doubles et masques » et « le fantastique »). Plutôt que d’aligner les œuvres selon leur numéro d’opus, le pianiste nous fait parcourir les vingt premiers, à travers les pièces majeures, les regroupant en fonction de leur source d’inspiration ou de leur gente. Ainsi, ces deux récitals sont-ils centrés sur la variation et sur la grande forme.
Le premier va nous conduire de son opus 1 au sommet de son art, avec les monumentales Etudes symphoniques, son opus 13, non sans intercaler entre les deux le second mouvement de son Concert sans orchestre, appelé encore 3ème sonate, op.14, une série de quatre variations sur un thème de marche, dont la dernière culmine dans sa dimension tragique. Les variations Abegg, premier opus, parfois annonciatrices du « grand » Schumann, sont toujours aussi séduisantes, brillantes. Leur virtuosité d’affichage ne visant qu’à briller dans les salons. Le Concert sans orchestre outrepasse les dimensions d’une sonate, sauf à penser à celle de Liszt. Le Saxon est enfiévré, tourmenté, haletant, visionnaire halluciné, volontaire et fuyant, exalté. Le rêve, la poésie comme la révolte farouche ou le désespoir sont traduits avec justesse. L’énergie, la puissance n’altèrent jamais la clarté du jeu, servi par une main gauche articulée à souhait pour des phrasés superbes. Vingt-trois ans après les avoir gravées, Philippe Bianconi revient aux Etudes symphoniques, dont on ne doute pas qu’il ait pu les abandonner un instant. On sait que Schumann retrancha cinq pièces du recueil, que Clara publia après sa mort. Nous écouterons donc l’intégralité de ces variations, dans leur version fidèle aux intentions du compositeur, complétée des pièces retranchées. Par-delà la virtuosité athlétique requise, ces Etudes symphoniques exigent, plus que tout, une maîtrise, une intelligence de leur écriture, qui en constitue le défi. Le thème, les 11 variations, le finale, d’une part, puis, les cinq expurgées par lSchumann et éditées par Clara après sa disparition. Outre le respect des intentions du compositeur, ce type de restitution se justifie pleinement : le caractère monumental, héroïque de l’ensemble serait amoindri par leur réinsertion. Mûries, approfondies et décantées, ces variations symphoniques nous emportent.
Le dernier concert s’ouvrait par son opus 20, l’imposante et rare « Humoresque », ambitieuse et complexe, qui mêle exaltation et dérision, « ce que j’ai fait de plus déprimé », écrira Schumann. Sa Fantaisie, opus 17, suffirait à résumer l’univers romantique dont se nourrit Schumann, à travers ses lectures de Hoffmann, Novalis, Jean-Paul. Citons Liszt : « Schumann war Eingeborner in beiden Ländern (Musik und Literatur) und öffnete den Bewohnern der getrennten Regionen eine Bresche» [Schumann était natif des deux pays et ouvrait une brêche aux habitants des deux régions séparées]. C’est une magnifique leçon que nous donne Philippe Bianconi. La puissance expressive se conjugue avec une élégance, un raffinement constants comme à une clarté de jeu exceptionnelle, y compris dans les entrelacs d’un riche contrepoint, ou dans les visions hallucinées : La force, le brillant comme la poésie, sans esbroufe, servis par une virtuosité humble, au service exclusif des œuvres.
Le public, chaleureux, se voit offrir en bis l’intermezzo en mi majeur de Brahms, dont le jeu est ici empreint de la sensibilité schumanienne.
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Compte rendu, récital. La Côte Saint-André, Festival Berlioz, Eglise. Les 24 et 25 août 2018. Philippe Bianconi joue Schumann. Crédit photographique © Y.B.