On attendait un duo ténor-basse, c’est le ténor seul qui s’est présenté sur la scène. En effet, le bien connu Ildar Abdrazakov, l’une des voix les plus appréciées dans la tessiture la plus grave, avait du déclarer forfait pour cause de refroidissement. Son partenaire, Ramon Vargas, s’est ainsi empressé de concocter un programme qu’il pourrait occuper tout entier. Le ténor mexicain s’avance devant une salle refroidie par l’absence de son partenaire et, lui-même peu assuré et visiblement pas épargné par les ennuis de santé, entonne le second air d’Ottavio. Attaqué ainsi à froid, l’air mozartien laisse poindre un aigu un rien dur, mais les vocalises, précises et déroulées d’un seul souffle – prouesse devenue rare aujourd’hui –, démontrent que l’instrument du chanteur n’a rien perdu de la souplesse de ses débuts en tant que ténor rossinien. Suit l’air de Ferrando qui confirme ces impressions.
On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même
Mais c’est l’interlude suivant qui suspend la salle et donne le coup d’envoi de la soirée. La pianiste Mzia Bachtouridze s’approprie pleinement la transcription de la Mort d’Isolde wagnérienne qu’en a imaginée Franz Liszt. Le toucher se fait caresse, les harmonies s’élèvent avec une limpidité évidente, le son du piano apparaît transfiguré, et un silence religieux se fait dans la salle, chacun goûtant pleinement la magie de l’instant.
Le ténor revient sur le plateau pour deux pièces de Donizetti, et la grâce du morceau précédent paraît avoir rejailli sur sa voix, d’un coup rajeunie et illuminée. Dans la mélodie « Ah ! Rammenta, o belle Irene » le chanteur déploie un superbe legato et une italianité gourmande, qui introduisent la pudeur et l’intensité du magnifique « Angelo casto e bel » tiré du peu connu Duca d’Alba, petit bijou de raffinement qui tombe naturellement dans sa voix et parait avoir été écrit pour lui.
Et la première partie de la soirée se clôt avec l’un des chevaux de bataille du chanteur, la romance de Nemorino extrait de l’Elisir d’amore. Cette « Furtiva lagrima » se voit détaillée et phrasée avec une infinie tendresse, vrai moment de beau chant et d’émotion pleinement vécue. L’entracte passé, Ramon Vargas fait un détour par la France avec « Après un rêve » de Fauré, profitant de cette mélodie pour faire admirer une diction française bien maîtrisée, mâtinée cependant de son accent sud-américain, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Et on apprécie également une interprétation plus opératique que de coutume, aux dimensions plus vastes, donnant à ces phrases un relief particulier.
Avec Gounod, retour à un terrain connu, grâce à la cavatine de Roméo, que le ténor connaît bien. Ligne, nuances et radiance du timbre, tout y est, ainsi qu’un aigu glorieux couronnant l’air. Le public, peu à peu déridé, éclate en ovations, comme un miracle inattendu.
Mais le chanteur éblouit là où on l’attendait le moins, dans le répertoire russe. Avec « Kuda, kuda », le poignant air de Lenski extrait d’Eugène Onéguine de Tchaïkovski, il se révèle étonnamment à l’aise dans la langue de Pouchkine et traduit avec une justesse saisissante la mélancolie de ce jeune homme faisant à cet instant ses adieux à la vie. Un très grand moment de musique.
Après une magnifique interprétation de l’Improvisation n°13 de Francis Poulenc par la toujours exceptionnelle Mzia Bachtouridze au piano, c’est au tour de Verdi de se faire une place dans le programme. Deux airs de chambre, miniatures résumant parfaitement les affects développés par le compositeur et chantés avec beaucoup d’art par le ténor, introduisent la scène de Rodolfo tiré de Luisa Miller. Une ligne qui convient admirablement au chanteur, permettant un legato de haute école et appelant une vaillance parfaitement mesurée, qui n’est pas encore celle exigées par les ouvrages ultérieurs du maître de Busseto. Qualités que Ramon Vargas possède toutes, parvenu au plus haut degré de sa maîtrise vocale là où d’autres montreraient déjà des signes de fatigue. Au contraire, il semblerait que le simple fait de chanter, de chanter pleinement, et de le faire bien, ait permis à la voix de trouver son chemin et de s’embellir au cours de la soirée. Le public ne s’y trompe pas et réserve un authentique triomphe au ténor mexicain, visiblement soulagé et heureux.
Et ce ne sont pas moins de quatre bis que sa générosité lui fait offrir aux spectateurs en liesse. Une Danza rossinienne endiablée et à l’aigu généreux devient prélude à trois mélodies espagnoles au charme enjôleur, « Estrellita », « La Borrachita », et surtout « Te quiero mucho » murmuré comme dans un rêve, et conclu par un aigu piano qui achève de faire chavirer la salle, et nous avec. Une grande leçon de chant, sur laquelle bien des chanteurs actuels pourraient méditer.
Paris. Théâtre des Champs-Elysées, 11 juin 2014. Wolfgang Amadeus Mozart : Don Giovanni, « Il mio tesoro » ; Cosi fan tutte, « Un’ aura amorosa ». Richard Wagner / Franz Liszt : Isoldes Liebestod. Gaetano Donizetti : « Ah! Rammenta, o bella Irene » ; Il Duca d’Alba, « Angelo casto e bel » ; L’Elisir d’amore, « Una furtiva lagrima ». Gabriel Fauré : « Après un rêve ». Charles Gounod : Roméo et Juliette, « L’amour… Ah! Lève-toi soleil ». Piotr Ilitch Tchaïkovski : Eugène Onéguine, « Kuda, kuda ». Francis Poulenc : Improvisation n°13. Giuseppe Verdi : « Non t’accostar all’urna » ; « Ad una stella » ; Luisa Miller, « Oh! Fede negar potessi… Quando le sere al placido ». Ramon Vargas, ténor. Mzia Bachtouridze, piano