Depuis ses premières sessions à l’Abbaye aux Dames de Saintes, le JOA Jeune Orchestre Atlantique ne cesse de porter toujours plus loin les apports bénéfiques des instruments d’époque dans l’interprétation des partitions classiques et romantiques; rien n’égale en Europe la formation ainsi proposée aux jeunes instrumentistes venus du monde entier pour y suivre les conseils de l’équipe pédagogique, de façonner et perfectionner leur propre jeu sous la conduite des chefs aujourd’hui reconnus dans l’approfondissement du texte musical (Minkowski, Rousset, Langrée, David Stern, Christophe Coin … sont les derniers chef invités à diriger l’orchestre des jeunes musiciens à Saintes).
Cette année, volet toujours très attendu du festival estival, le JOA ose aller plus loin encore ; il repousse le cadre chronologique des périodes classiques et romantiques … jusqu’à la Symphonie n°1 Titan de Gustav Mahler (1889) … un nouveau défi post romantique se dresse face à l’énergie et à la curiosité des apprentis musiciens et pour lequel s’engage aussi le chef flamand Philippe Herreweghe qui depuis sa création, suit les avancées et l’évolution de l’orchestre.
La préparation des instrumentistes est assurée d’abord par Catherine Puig, violoniste au sein de l’Orchestre des Champs Elysées et ici, responsable pédagogique. Sensibiliser les jeunes à la sonorité d’époque, au jeu, au style, mais encore à l’esthétique de l’oeuvre dans son contexte, sans omettre toutes les contraintes et les défis du jeu collectif… – l’écoute, la disponibilité, l’énergie-, sont des vertus propices au dépassement ; car au moment du concert, ce samedi 13 juillet sous la voûte de l’Abbatiale, le public attend un niveau musical au moins aussi impliqué et convaincant que celui des phalanges constituées depuis des années, tels Les Siècles, et évidemment l’Orchestre des Champs Elysées, lui-même fondé par Philippe Herreweghe … et pionnier parmi les premiers orchestres sur instruments anciens.
Titan maîtrisée à Saintes
Sous la baguette de Philippe Herreweghe, le nouveau programme défendu par le JOA a triomphé : il reste pour le festival l’une de ses meilleures soirées symphoniques.
Comment agissent les quelques 80 jeunes instrumentistes réunis pour cette Titan dont le seul nom impressionne déjà ? Justement a contrario de ses promesses, c’est un jeu mesuré infiniment nuancé et d’une constante intériorité qui domine les trois premiers mouvements … avant que n’explosent littéralement tensions, résistances, espérances du héros, dans le dernier et quatrième épisode, le plus long (18mn) comme le plus périlleux (en raison des étagements et spacialisations des pupitres avec lesquels joue le compositeur en bâtisseur résolument moderne) : les cuivres (trombones, trompettes, tuba à droite du maestro) sont rugueux et suggestifs ; les cors (6 à sa gauche) superbes de rondeurs noble et attendrie ; la direction aux mouvements d’une perpétuelle activité préserve la lisibilité des plans, cette éloquence spécifique de chaque instrument (malgré le nombre des musiciens), en particulier le triangle, la harpe, et tous les bois d’une pétillante et heureuse vitalité (flûte, clarinette, hautbois sont d’un mordant toujours ciselé). On savait Mahler divin orchestrateur : le geste libéré et précis du chef nous rappelle combien Gustav fut aussi un expérimentateur génial, l’égal en ce sens de Stravinsky, annonçant sous bien des aspects, Chostakovitch : ses alliances de timbres saisissent par leur acidité généreuse, leur âpreté expressive choisie, entre cynisme, lyrisme, sincérité, parodie…. les mondes de Mahler sont déjà tous pressentis dans ce premier opus si personnel, entre amertume, souffrance, tendresse, espérance.
Le mystère captive dès l’ouverture avec ses trompettes invisbles au formidable chant lointain (3 trompettistes situés derrière le pilier de droite) ; l’ivresse du second mouvement enchante ; dans le troisième volet, la citation de la mélodie » Frères Jacques » dont Mahler fait une marche funèbre, enivre ; puis, c’est surtout le dernier mouvement qui s’impose par son architecture vaste et détaillée ; tout l’art du chef s’accomplit ici en presque 20 mn d’une progression constante où cordes, cuivres, vents ne s’affrontent pas mais s’interpénètrent au diapason d’un coeur échevelé, aux accents d’une rancoeur irrépressible à laquelle répond définitivement l’immense et croissante espérance finale. C’est assurément ce bouillonnement instrumental, véritable creuset et forge sonore que dévoile Philippe Herreweghe, en son cheminement certes contrarié (riche en soubresauts, en vagues expressionnistes, en développements convulsifs imprévus …) mais inéluctablement tourné vers la lumière conclusive. Le geste est ample, la sonorité éclatante et fondue, d’un fini souvent jubilatoire. Aucun doute que confrontés à ce massif orchestral, les jeunes musiciens ont pu approfondir leur pratique et leur compréhension d’une oeuvre clé dans la maturation de l’un des plus grands symphonistes du XXème siècle.
Les rendez-vous symphoniques font aussi le lustre du festival de Saintes. Cette Titan (en sa démesure magistralement nuancée), parfaitement à sa place sous la voûte de l’Abbatiale, est outre le défi de sa réalisation, un instant d’une indéniable réussite, à marquer d’une croix blanche dans l’histoire du festival et du JOA.
Prochaine soirée symphonique à Saintes pendant le festival, le 20 juillet 2013 : concert de clôture, symphonie n°4 de Johannes Brahms. Orchestre des Champs Elysées. Philippe Herreweghe, direction (couplé, le Concerto pour violon avec Thomas Zehetmair, violon).