Avant-dernier titre de la saison lyrique pour la scène alsacienne, les Pêcheurs de perles de Bizet, dans une version hybride entre l’originale de 1863 et celle, remaniée, de 1893. Ainsi, le final, qui subit les modifications les plus radicales depuis la création, voit ici commencer seulement le trio entre les protagonistes – le seul qu’ils aient à chanter ensemble – et s’achève avec la fuite des amants, laissant Zurga à sa solitude – tel que l’avait désiré Bizet, en lieu et place de la mort du baryton que propose la version de 1893 –.
Des Pêcheurs de beau chant
La mise en scène imaginée par Vincent Boussard déconcerte, malgré sa grande beauté plastique. Transposant le cadre de l’œuvre à l’époque de sa création, elle renonce à tout orientalisme de pacotille, désireux de servir les situations dramatiques plutôt que les images exotiques qui leur servent de décor. Utilisant la mise en abyme, il fait de Zurga un double de Bizet, semblant composer la musique en même temps qu’elle est chantée, les balcons d’un théâtre à l’italienne figurant les étroits sentiers et un piano à queue représentant le roc sur lequel se tient Leila, véritable allégorie de la musique. Si l’idée de départ s’avère intéressante, avouons qu’elle fonctionnerait aussi bien avec tout autre ouvrage du 19ème siècle abritant en son sein le trio archétypal à l’opéra, les costumes des hommes et du chœur évoquant La Traviata, et la robe de Leila rappelant aussi bien Violetta que Lucia. Certaines images se révèlent pourtant superbes, notamment la première apparition de la jeune femme, cachée aux yeux de tous par un immense voile qui occupe le plateau tout entier, ainsi que les projections vidéo de Barbara Weigel, symboliques, évocatrices, poétiques. Ce qu’on regrette surtout, c’est cette étendue d’eau, pourtant d’un très bel effet visuel, qui recouvre la scène et dans laquelle les chanteurs se voient obligés de patauger, parfois pieds nus, troublant souvent la musique par les clapotis de leurs pas, très audibles depuis la salle.
Musicalement, en revanche, Bizet se voit bien servi. Défenseur de la musique française, Patrick Davin tire le meilleur de l’Orchestre Symphonique de Mulhouse qui déploie ses plus belles couleurs dans cette partition. Elégance des phrasés, suavité de la pâte sonore, variété des teintes, perfection des soli … , la performance de l’orchestre mulhousien est à saluer bien bas. Les chœurs de l’ONR se hissent au même niveau d’excellence, grâce à une diction parfaitement intelligible et de belles nuances.
Costumé en maharadja – seule réelle évocation de l’Inde dans cette production –, Jean Teitgen incarne un Nourabad à l’autorité implacable et imposante, faisant tonner sa grande voix de basse. Excellent Zurga, le baryton canadien Etienne Dupuis se glisse pleinement dans cette conception singulière de son personnage. Il réussit à donner vie à ce reflet de Bizet sans trahir l’essence de la musique, maîtrisant parfaitement sa partie. Une prononciation toujours naturelle malgré les exigences du chant, une voix bien timbrée – un rien laryngée dès qu’il veut pousser le son –, un aigu percutant et de beaux piani, ainsi qu’une intensité dramatique qui va croissant durant la représentation, tout concourt à faire de lui l’un des très bons titulaires actuels de cet emploi. Prise de rôle pour Sébastien Guèze avec Nadir, à l’écriture périlleuse, dont le jeune ténor se tire sans faillir. La vaillance est au rendez-vous, avec un extrême aigu solide et une belle longueur de souffle dans sa romance. Seule l’émission gagnerait encore à être moins ouverte sur toute la tessiture, en laissant le son trouver son chemin, pour permettre à la voix de monter librement et d’adoucir le timbre, un rien métallique parfois.
Comme on pouvait s’y attendre, Annick Massis démontre à nouveau sa place au panthéon des grandes artistes de notre époque. Avec le rôle de Leila, qu’elle connaît bien, la soprano française nous livre une véritable leçon de chant et de musique : l’instrument, toujours doté de cette couleur et cette vibration immédiatement reconnaissables, s’est développé et enrichi, gagnant en ampleur et en lyrisme, sans jamais se départir de sa brillance ni de son aisance dans l’aigu, le tout sonnant détendu et facile, sans aucun autre effort que celui du soutien. Elle parsème ainsi la partition de superbes pianissimi, adamantins et suspendus, tant dans sa scène du II que dans son duo avec Nadir. Au troisième acte, la chanteuse s’affirme avec violence, mordant rageusement dans le texte et déployant sa voix dans toute sa dimension, emplissant ainsi le théâtre de sa richesse sonore. Le public conquis lui réserve un triomphe au rideau final. Un bel après-midi lyrique qui fait honneur au répertoire français.
Strasbourg. Opéra National du Rhin, 26 mai 2013. Georges Bizet : Les Pêcheurs de perles. Livret d’Eugène Cormon et Michel Carré. Avec Leila : Annick Massis ; Nadir : Sébastien Guèze ; Zurga : Etienne Dupuis ; Nourabad : Jean Teitgen. Chœurs de l’ONR ; Michel Capperon, chef de chœur. Orchestre Symphonique de Mulhouse. Patrick Davin, direction musicale ; Mise en scène : Vincent Boussard. Décors : Vincent Lemaire ; Costumes : Christian Lacroix ; Lumières : Guido Levi ; Dramaturgie et vidéo : Barbara Weigel ; Assistante à la direction musicale : Alexandra Cravero ; Assistante à la mise en scène : Natascha Ursuliak ; Assistant aux costumes : Jean-Philippe Pons.