Pas si souvent joué en France, ce Simone Boccanegra où un Verdi qui s’y prit à deux fois s’affrontait du « politique » médiéval-gênois -en échos contemporains XIXe – entre(la)cé avec des histoires d’amour limite-roman-photo… Ici, le jeune chef italien Daniele Rustioni en donne une traduction magistrale qui porte de grands interprètes (A.Dobber, E.Jaho,P.Cernoch…), dans une mise en scène (D.Boesch) partiellement contestable.
Le doge, c’est plutôt Venise ?
Et d’abord, à quelle sorte d’opéra le spectateur de 2014 a-t-il affaire ? Lui faut-il s’agenouiller sans ergoter devant la magnifique audace d’écriture verdienne, ou prendre aussi en compte la suspicion légitime (esthétique) éprouvée au milieu d’un scénario dramaturgique dont il faut avouer que – version de Piave en 1856 ou version de Boito 20 ans plus tard – on ne saisit pas toujours très bien les tours, détours et surimpressions. ? Car enfin, spectateur français d’aujourd’hui, peux-tu répondre à cette question de culture générale : qu’est-ce qu’un guelfe, qu’est-ce qu’un gibelin dans l’histoire de la Cité Italienne ? – Euh, ben, c’est que moi, attendez, c’est pas mon truc, enfin oui, à Gênes on parle d’une révolte de guelfes, c’est au XIVe, mais les gibelins , on n’en voit pas. Alors c’est plutôt nobles et peuple, même que Simone Boccanegra, c’est un corsaire et il est élu doge alors que le doge ça serait plutôt Venise, non ? »
Un ravaudage réussi ?
S’il est question en tout cela de libertés, de peuple (-plèbe), de patriciens (aristocrates), de traîtres à leur cause, qu’est-ce qui nous concerne encore dans Boccanegra ? On sait qu’au XIXe le romantisme, surtout français ou italien – fut souvent limite-mélo (où « pleurait Margot », mais pas elle seule !), prônant la fusion de la sphère publique et du cercle privé, jusqu’à s’enchanter d’intrigues à embrouillaminis, de médications à collyres lacrymatoires, d’amphétamines et d’excitateurs d’appétit aux péripéties. En ce domaine, Simone Boccanegra est un modèle de ce que dans l’excellent livret-programme, Dominique Jameux appelle gentiment un « ravaudage réussi » .
Et de noter que « la concurrence mortifère entre Gênes et Venise » devient pour l’Italie en mal d’unité un « thème garibaldien », et que « la Mer, cinquième personnage de l’opéra, entraîne des pages admirables où Boccanegra gagne le grand large de l’inspiration. » (C’est ce que soulignent aussi l’étude de Catherine Clément et la citation opportune d’un admirable poème d’Ungaretti). Mais pour le reste, le musicographe ne cache pas les incohérences, les approximations et les obscurités , en ajoutant, fataliste, que « si on devait se soucier de la vraisemblance des livrets lyriques », où irait-on ? Une culture de la B.D.-tradition évoquerait, elle, chez Tintin, le pittoresque Senor Oliviera dont le leitmotiv de relance enchante périodiquement les récits: « Et les incroyables malheurs de cette malheureuse famille ne s’arrêtèrent pas là ! »
Gênes d’en-bas et d’en haut
Car il y a la Famille : quand le côté corsaire-plébéien, Gênes-d’en-bas comme disait un Premier Ministre hexagonal, veut une histoire d’amour côté Fieschi (une grande famille de Gênes, le nom n’est pas inventé), et donc Gênes-d’en-haut, on peut s’attendre au pis, ou au plus délectable genre Dallas, épopée people au XIVe ligure. C’est le pis qui advient en ses conséquences inextricables, 25 ans après la « scène primordiale » du Prologue… Alors on dégustera un « tiramisu » avec ses couches de génoise (c’e vero , dans la recette !), mascarpone ou chocolat liés par alcool, sans pouvoir toujours analyser ingrédients et couches successives de temps et d’espace social.
Croix de ma mère
Même jeu si on prend la comparaison du meuble à tiroirs, où l’on retrouve un étage Gênes XIVe avec casiers du peuple et boîtes nobiliaires précieuses, un autre étiqueté XIXe, ( Gênes peut-elle pardonner à une monarchie sarde qui l’a « annexée », et pour bouter l’Autrichien hors d’Italie, faut-il réconcilier les factions de la Cité contre l’ennemi commun ?), et un 3e qui étale sous nos yeux du XXIe le sens – à déchiffrer ? – des mixages précédents. Sans oublier les bijoux du style « croix de ma mère »(comme on disait en mélo) qui permettront clarification pour Amelia-Maria (Grimaldi ? Fieschi ? Boccanegra ?) ne voulant pas trahir ses grands-pères tout en sauvant son destin avec l’amoureux aristocratique Gabriele (Adorno, mais rien à voir avec le Philosophe de la Musique Nouvelle au XXe)…Et bien sûr, l’officine des poisons à effet progressif, style émissaires particuliers de Nouvelle Russie et post-KGB en Angleterre.
Bal costumé XIVe ?
Comment rendre justice scénique à l’essence baroco-romantique de cette (trop ?) belle histoire ? La tâche est lourde pour un dramaturge de maintenant, qui d’une part ne désire pas rejouer tout cela en « bal costumé du XIVe » ou même en « transfert à l’étage verdien XIXe », mais d’autre part entend passionner le spectateur peu au fait de tout ce que nous avons évoqué et qui tiendrait cela pour un ésotérisme aussi éloigné que la « vie des chevaliers-paysans de l’an Mil au lac de Paladru », selon l’ironique tendresse de Resnais ? David Boesch, Allemand et dramaturge de théâtre qui s’avoue primo-arrivant dans Verdi, a choisi des éléments unitaires pour assembler la multiplicité de lieux dans Boccanegra : un décor (Patrick Bannwart) en forme de tour-citerne … retournable (palais du Doge, salle du Conseil, appartements privés), et surtout une noirceur de lumières (Michel Bauer) qui donne la sensation d’un immense nocturne des situations, et par moments – surtout, en coda – une grandissante planète en surmoi de fin du monde (écho du Melancholia de von Trier ?) où l’on sent que tout et tous vont se résorber.
Pourquoi faut-il que d’autres afféteries à la mode banalisent la vision : papiers épars et fauteuil-club sur la scène, ineptes images-vidéo pour courrier du cœur 5e degré et feuilles voltigeantes de calendrier pour distancier « ô temps, suspends ton vol », tenues et gestuelles paramilitaires (« fascistes de Maïdan » contre « milices inflitrées par Poutine » ? ) qui voudraient actualiser le propos mais ne sont que tics, toc et pseudo- chocs pour esquiver les débats de naguère et de maintenant…
Une belle aventure musicienne
Heureusement, la musique de Verdi demeure portée par un souffle admirable et constant, qui permet, au-delà de ce que D.Boesch fait traduire par gestes et attitudes – la plupart du temps plausibles -, de s’immerger dans le flux romantique de cet opéra qui préfigure le « dernier style » du Maître, avant donc Otello (et Falstaff, « coda » de l’œuvre à part). Cette grandeur complexe, faite de mouvement torrentiel des passions , de dialogues brûlants, d’une polyphonie ardente des actions, et aussi de « tableaux » contant poétiquement la nature-symbole (la Mer), « isole » aussi bien des portraits de personnages in progress( Boccanegra lui-même) que des ensembles-affrontements (le trio du 2e acte, la scène du Conseil) et une apothéose-réconciliation finale sous le signe de la mort (fin du 3e acte).
Un jeune chef italien (30 ans !), Daniele Rustoni, porte chanteurs solistes, chœur et instrumentistes de l’Opéra lyonnais à une incandescence exaltant aussi les enjeux spirituels de la partition, vivant avec ses interprètes un parcours qui sait rassembler aussi les spectateurs. Andrzej Dobler est pleinement Boccanegra, en ses ardeurs, sa noblesse d’une conviction qu’il tente de faire partager, ses découragements, son avancée à travers les pièges vers un amour qui finit par le pardon et la transmission des pouvoirs : on songe alors au Prospero de la Tempête shakespearienne. Ermonela Jaho rayonne vocalement, touchante aussi en ses amours « filiales ». Pavel Cernoch (Adorno) a magnifique prestance et naturel de jeu qui conquièrent tous les cœurs. Ricardo Zanellato est émouvant Fieschi, Ahsley Holland (Paolo) et Lukas Jacobski (Pietro) font d’éloquents et remuants « traîtres ». E la nave va, malgré creux et faiblesses, vers le grand large d’une belle aventure musicienne.
Opéra de Lyon, 15 juin 2014. Giuseppe Verdi ( 1813-1901). Simone Boccanegra. Solistes ; chœur, instrumentistes de l’Opéra de Lyon : direction musicale de Daniele Rustioni. Mise en scène de David Boesch.