samedi 19 avril 2025

CRITIQUE CD événement. E. JACQUET DE LA GUERRE : Céphale et Procris. R. van Mechelen, E. Nikolovska, D. Cachet, L. Abadie… A Nocte Temporis / Reinoud van Mechelen (2 CD Château de Versailles Spectacles).

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

Depuis 2018, sous l’impulsion de Laurent Brunner arrivé en 2007 à la tête de Château de Versailles Spectacles, le Label discographique du même nom poursuit son cycle de parution à un rythme toujours plus soutenu (en moyenne deux nouvelles parutions par mois !…) – et c’est une bien belle pépite qu’il vient de ressusciter avec Céphale et Procris, tragédie lyrique en 5 actes et un Prologue d’Elisabeth Jacquet de la Guerre (sur un livret de Joseph-François Duché de Vancy), créé au Théâtre du Palais Royal en 1694. 

 

 

L’inter-règne entre la disparition de Jean-Baptiste Lully en 1687 et les premières tragédies lyriques d’André Campra (Tancrède en 1702) fut une période morose de stagnation artistique dans l’histoire de l’opéra en France. Après la mort du Baptiste, la scène de l’Académie Royal de Musique a été livrée aux émules du compositeur florentin, et tous les auteurs, musiciens ou librettistes, qui tentèrent de s’éloigner de l’orthodoxie musicale ambiante furent immédiatement sanctionnés par l’accueil froid du public. Ainsi des 22 opéras créés entre les deux dates précitées (1687-1702) – dont l’ouvrage de Jacquet de la Guerre qui fut un échec public, tout comme la pourtant admirable Médée de Charpentier en 1693, un an plus tôt. L’Académie ne vivra donc, sur cette période, que de reprises, et ces deux ouvrages (pour ne citer qu’eux) furent sanctionnés car soupçonnés de propager de trop savantes harmonies, c’est-à-dire pour les esprits du temps, trop “italiennes” et/ou d’être pourvue d’une intrigue trop confuse.

C’est un peu de cela lorsqu’on souhaite évoquer de nos jours l’unique tragédie lyrique de notre compositrice : Céphale et Procris. Comme dans le cas de la plupart des tragédies lyriques de la fable antique, Duché choisit de s’éloigner sensiblement du déroulement de la mythologie officielle. Son livret est surtout prétexte à l’évocation d’un amour fidèle et amoureux (à l’instar d’Alceste de Lully entendue le mois dernier dans l’écrin de l’Opéra Royal de Versailles). Le Prologue est tout entier dans la tradition et célèbre les louanges du “plus puissant des Rois” (prétexte à une suite de concerts et de jeux, à travers des danses et des chœurs multiples). L’opéra proprement dit débute alors que Borée se plaint à Procris de l’indifférence qu’elle lui porte à son égard, et l’accuse de lui préférer Céphale. Triangle Classique donc. Procris reconnaît son amour pour Céphale en précisant toutefois qu’elle se pliera aux volontés paternelles quant au choix de son époux (qui apparente ainsi l’ouvrage au célébrissime Cid de Corneille). Et sans trop s’éloigner du modèle Lully/Quinault, Duché nous gratifie d’une intrigue parallèle, en fait les démêlés amoureux des confidents Arcas et Dorine. Le dénouement est presque prévisible, Procris mourra par mégarde, percée par une flèche tirée par Céphale, au cours d’un combat avec Borée. Ce n’est donc pas dans le livret mais dans la musique qu’il nous faudra chercher le vrai intérêt de cette tragédie en musique, dont la partition suit presque à la lettre le patron établi de la tragédie lullyste : division en 5 actes et Prologue, ouverture à la française, récitatif varié mais proche de la déclamation, emploi de schémas obligés tels que divertissements , scène infernale, passacaille… Toutefois, bien que fidèle sur de nombreux points à son modèle, Mme de la Guerre s’en écarte sensiblement par endroits : harmonies plus expressives grâce à l’usage répété d’accords de septième, figuralismes illustrant certains mots-clés (triomphe, trait, chaîne…). On connaît tout l’usage que l’on fera de ce procédé au XVIIIème siècle, Rameau notamment…

Parmi les pages les plus remarquables de l’opéra, il faut citer les deux monologues de Procris et de Céphale, respectivement au début des actes II et III. L’air désolé de Procris “Lieux écartés, paisible solitude” qui ouvre le second acte, tandis que l’acte III révèle une belle passacaille de plus d’une centaine de mesures où plane l’ombre de l’Armide de Lully. L’acte IV, outre un bel air “Funeste mort”, où Procris appelle la Mort de ses voeux, contient la traditionnelle Scène des Enfers qui, d’Alceste de Lully à l’Armide de Gluck, hantera tout le répertoire lyrique des XVII et XVIIIème siècles. On y assiste à l’intervention des allégories de la Rage, du Désespoir, et de la Jalousie. Les chœurs des démons sont d’un effet saisissant par leur stricte polyphonie et certains figuralismes. A signaler enfin, toujours dans ce dernier acte, la mort de Procris traitée en récitatif libre entrecoupé de silences et de soupirs pathétiques.

Quelques jours avant une exécution en version de concert de l’ouvrage par l’ensemble A Nocte Temporis, fondé et dirigé par le haute-contre belge Reinoud van Mechelen – le 24 janvier 2023 dans le Salon d’Hercules du Château de Versailles -, le Label Château de Versailles Spectacles avaient placé ses micros lors des répétitions au Grand Manège de Namur (du 17 au 23 janvier 2023), et c’est le fruit de ces séances de répétition et d’enregistrement que nous offre ce double CD (d’une durée de 2H30). 

A tout seigneur tout honneur, car grand instigateur du projet, Reinoud van Mechelen assure avec une virtuosité impressionnante la direction d’orchestre et le rôle masculin principal, entre effusion tendre et tempérament héroïque, autour duquel s’alignent d’excellents interprètes – qui s’appliquent tous à faire vibrer le poème, en le déclamant avec clarté et vigueur, et en l’occurrence une déclamation du texte pour lequel un choix hybride a été fait : la prononciation du français est la même qu’aujourd’hui, sauf pour le phonème wa qui est prononcé wɛ (on dit donc « le roué » plutôt que « le roi »), chose définie après des séances de travail avec la linguiste Olivier Bettens. 

Partenaire tout aussi habitée et éloquente, d’une intelligibilité maîtrisée, la Procris de Déborah Cachet affirme une sensibilité sacrificielle efficace et prenante – dont la noblesse de ton convainc. L’Aurore d’Ema Nikolovska s’avère un peu moins articulée que ses collègues, mais son ardeur vengeresse voire haineuse, avant que le doute et la culpabilité ne tempèrent ses humeurs comminatoires, font grand effet. Epris et sensuel, le baryton Lisandro Abadie chante avec finesse Borée (et aussi Pan dans le Prologue, autre visage de l’amour éperdu). Saluons tout autant la Jalousie de Marc Mauillon, aux saillies sardoniques et âpres, le couple Arcas et Dorine – un Samuel Namotte et une Lore Binon sans histoire et parfaitement chantant -, sans omettre la Prêtresse de Gwendoline Blondeel, tout aussi juste. Citons encore les interventions efficaces de Wei-Lian Huang (Une Nymphe, une Athénienne), Pauline de Lannoy (Une Athénienne, une Bergère), Gert-Jan Verbueken (Un Pâtre, la Rage), et Laurent Bourdeaux (Le Roi, le Désespoir). Enfin, précis, articulé et très percutant (comme à son habitude), le Chœur de chambre de Namur se joint à la réussite de cette heureuse résurrection.

L’atout est aussi du côté du continuo, tout en relief et vivacité canalisée, grâce à l’instinct et au métier du chef-chanteur. Les nuances, la variété des reprises, les courts Intermèdes assurant la fluidité des enchaînements démontrent et le plaisir et l’implication graduelle des instrumentistes ; l’orchestration de Jacquet de la Guerre gagne en expressivité et en éloquence dramatique au fur et à mesure de l’ouvrage. Ici, le souci du moindre détail est traité comme une intention ciselée, associée à la compréhension des situations qui font mouche. 

Assurément un enregistrement qui mérite de trôner au sein de la discothèque de tout amateur de musique française du Grand Siècle !

 

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CRITIQUE, CD événement. E. JACQUET DE LA GUERRE : Céphale et Procris. R. van Mechelen, E. Nikolovska, D. Cachet, L.Abadie… A Nocte Temporis / Reinoud van Mechelen (2 CD Château de Versailles Spectacles). CLIC de CLASSIQUENEWS – Coup de cœur de la Rédaction HIVER 2024.

 

PLUS D’INFOS sur le site du Château de Versailles Spectacles Boutique / Label : https://tickets.chateauversailles-spectacles.fr/fr/product/1365/cvs119_2cd_cephale_et_procris

 

Audio : Duo de Céphale et Procris « L’amour, belle Procris » (Act II Scene 2) dans « Céphale et Procris » d’Elisabeth Jacquet de la Guerre

 

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