Après les deux magnifiques redécouvertes (parues en février) que constituent “Céphale et Procris” d’Elisabeth Jacquet de la Guerre et “Les Génies” de Mlle Duval, les deux premiers opéras écrits par des femmes en France, le Label Château de Versailles Spectacles continuent de défricher et ressusciter les ouvrages rares, et si Georg Friedrich Haendel est certainement le compositeur le plus enregistré de toute la discographie baroque, il n’en est pas moins vrai que « Poro, Re delle Indie » est une vraie rareté – un seul enregistrement ayant été gravé de l’ouvrage haendélien à notre connaissance (chez Opus 111 et par Fabio Biondi, en 1994, mais disparu des catalogues…).
Et c’est au jeune ténor italien Marco Angioloni – à la tête de son ensemble Il Groviglio (fondé en 2020) – que Laurent Brunner et ses équipes ont confié la tâche de redonner vie et couleurs à cette attachante partition qui narre la mansuétude guerrière et amoureuse d’Alexandre le Grand (chanté ici par Marco Angioloni himself) à l’égard de son rival Poro et de Cleofide, roi et reine chacun d’une partie des Indes. Poro, Re delle Indie (composé et représenté à Londres en 1731) fait partie des trois œuvres qu’Il Caro Sassone composa sur des livrets de Pietro Metastasio, après Siroe en 1728 et juste avant Ezio en 1731. Un livret réutilisé puisque l’original avait été écrit par Metastasio pour Leonardo Vinci – et son “Alessandro nell’Indie” (en 1729) -, seulement deux ans plus tôt, tandis que ce même livret connaîtra une grande postérité puisqu’il sera repris et mis en musique par tous les grands compositeurs lyriques du XVIIIème siècle : Hasse en premier (sous le titre de “Cleofide”, la femme qui a les faveurs et que se disputent Poro et Alexandre), mais aussi Porpora, Galuppi, Gluck, Paisiello, Piccinini, Cimarosa, Cherubini…
Soyons honnêtes, malgré quelques indéniables qualités, l’ouvrage ne figurera pas au panthéon ni même au rang de ses ouvrages lyriques les plus abouties du compositeur allemand. Pourquoi ? Principalement parce que le rationalisme, l’équilibre classique, les vertus morales et la pudeur de Métastase ne pouvaient satisfaire pleinement un musicien et un dramaturge comme Haendel, plus à son affaire avec les intrigues tourmentées et les passions enfouies issues de l’opéra vénitien du Seicento, un compositeur attaché au merveilleux et à la fable, en ligne directe de la tragédie lyrique française. Ce manque d’osmose entre le compositeur et le librettiste provoqua du premier (et de son librettiste anonyme), la volonté de remodeler, de restructurer, de revitaliser une dramatisation d’un système théâtral qu’il n’épousait pas. Le texte métastasien, ainsi tronqué et travesti, devient ainsi quelque peu boiteux ; ce que sera, par voie de conséquence, la partition elle-même, donnant lieu à une œuvre ambigüe. D’admirables scènes voisinent avec des longueurs qui seront caractéristiques de la Trilogie Siroe-Poro-Ezio…
A la création en 1731, Poro obtint pourtant un grand succès, peut-être à cause du retour, après deux ans d’absence sur la scène londonienne, du castrat Senesino, accompagné d’une brochette de gosiers non négligeables : la soprano Strada, le ténor Fabri, les contralti féminines Merighi et Bertolli. Toute cette troupe fut soucieuse de bien faire et porta l’œuvre au triomphe. Ce succès, refusé à nombre de chefs-d’œuvre exemplaires, fut accordé à une œuvre “bancale” sur présentation d’une pléiade de chanteurs illustres. Cependant, ne soyons pas si dur avec l’ouvrage, nombre de pages ne manquent ni de charme, ni d’ampleur : la vie des personnages, leurs sentiments sincères ou feints (Poro se déguisant sous les traits d’un autre personnage etc.) sont ici le moteur de l’ouvrage et donnent lieu à de superbes pages. Parmi les plus beaux passages, citons pour commencer l’Ouverture, mais aussi les deux duos de Poro et Cleofide (« Se mai turbo » et « Caro, vieni al mio seno« ), le “Chi vive amante” d’Erissena, le très beau “Senza procelle ancora” et le dramatique “Dov’è, s’affretti per me la morta” de Poro, ainsi que le virtuose “Serbati a grandi imprese” d’Alessandro.
Plus encore que pour Giulio Cesare ou Alcina, il faut pour convaincre, et imposer cette œuvre “moyenne”, une équipe d’interprètes inspirée et inspirante. Et par bonheur, c’est le cas ici ! Constatons tout d’abord que l’ensemble des récitatifs est fort joliment traité (de premiers lauriers vont ainsi à la claviériste Nora Darganzali) alors que les arie et les ensembles sont remarquables de spontanéité dramatique et musicale. On y retrouve l’ardeur et la générosité, le feu et l’enthousiasme qui caractérisent Marco Angioloni lors des opéras donnés en version de concerts que l’on a pu entendre avec lui dans les distributions (comme déjà à Versailles dans Le Couronnement de Poppée en décembre dernier sous la baguette de l’un de ses “modèles”, Stéphane Fuget), imprimant à sa jeune phalange un incroyable rythme théâtral. Ecoutez, par exemple, le superbe duo de la fin du premier acte qui, sous sa battue, devient un affrontement hautement dramatique. Avec des tempi toujours adéquats et sa riche pâte instrumentale, Il Groviglio nous fait songer sans cesse à la vivacité des Concerti Grossi du même compositeur.
Dans le rôle-titre, le contre-ténor américain Christopher Lowrey (Poro) impose un chant irréprochable, avec un beau timbre et des couleurs variées. La jeune soprano Lucia Martin Carton espagnole campe une royale Cleofide, qui sait rendre audibles tous les mouvements d’âme qui la tenaillent. Dans le rôle d’Alessandro, le jeune florentin “touche-à-tout” Marco Angioloni offre à son personnage son timbre juvénile et accrocheur, et des vocalises aussi tourbillonnantes qu’aisées. Autre bonheur, l’Erissena de la mezzo italienne Giuseppina Bridelli car tous ses arias sont un véritable régal pour l’oreille, avec sa voix chaude et moirée, et d’une ravissante musicalité. Avec son timbre à faire pleurer les pierres, le contre-ténor français Paul-Antoine Bénos-Djian est un luxe insensé dans le rôle secondaire de Gandarte, le général de Poro, auquel il prête l’une des plus belles voix parmi les contre-ténors de sa génération. Enfin, la basse italienne Alessandro Ravasio n’est pas en reste, qui prête à Timagen, le confident (faussement fidèle) d’Alexandre, en donnant à sa partie toute la vigueur qu’elle requiert, avec une agilité par ailleurs remarquable.
Un enregistrement de référence pour l’ouvrage (capté dans la mirifique Salle des Croisades du palais versaillais), en espérant pour le jeune ténor et son vivifiant ensemble qu’il en appellera d’autres sous le label du Château de Versailles Spectacles !
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CRITIQUE CD événement. G. F. HAENDEL : Poro, Re delle Indie. Il Groviglio / Marco Angioloni (3CD Château de Versailles Spectacles – mars 2023). Photos (c) Pascal Le Mée. CLIC de CLASSIQUENEWS – Coup de cœur de la Rédaction PRINTEMPS 2024.
PLUS D’INFOS sur le site de la Boutique du Château de Versailles Spectacles :
https://tickets.chateauversailles-spectacles.fr/fr/product/1561/cvs123_2cd_poro_re_delle_indie
VIDEO TRAILER de « Poro, Re delle Indie » par Marco Angiolini et son ensemble Il Groviglio (captation live dans la Salle des Croisades du Château de Versailles, le 25 mars 2023).