Récréation événement d’un « opéra-ballet » jamais joué depuis sa création le 18 oct 1736 : Les Génies de Mademoiselle Duval [1714-1769]. Enregistré en mars 2023 (Salles des Croisades du Château de Versailles), ce double CD dévoile un tempérament féminin totalement estimable et confirme l’engagement d’Il Caravaggio à défendre la vivacité d’une écriture qui, même précoce, maîtrise les défis du genre lyrique, entre autres par son rythme dramatique aussi foisonnant qu’habilement contrasté.
Claveciniste remarquée, Mlle DUVAL II (dite l’Aînée) révèle un tempérament foisonnant, inspirée visiblement par la lyre amoureuse et ses diverses facettes. Figure singulière, Mademoiselle Duval l’aînée est chanteuse, compositrice, claveciniste ; elle a pu comme Elisabeth Jacquet de la guerre avant elle [lire notre critique de Céphale et Procris, 1694], faire jouer son opéra au sein de la phallocratique Académie Royale de Musique : une prouesse qui mérite déjà une citation. Duval n’avait que 22 ans. Une exception inouïe et à la clé un succès : « Les Génies » furent joués 9 fois. Voilà qui éclaire le contexte musical d’un Rameau et de ses « Indes galantes », autre opéra-ballet à succès ; le genre plaît à la cour de Louis XV et chacune de ses 4 entrées autonomes, forme un épisode fermé sur lui-même, bien que tous brosse un portrait de l’amour à chaque fois en un lieu renouvelé.
C’est le même sujet que le ballet « Les Caractères de l’amour » de Colin de Blamont [1736] mais la singularité du livret de Fleury pour la Duval II est d’accorder l’amour aux éléments : ainsi paraissent en contrastes passionnés les Nymphes [eau], les Gnomes [terre], les Salamandres [feu], les Sylphes [air]. Autant de personnages exploitant dans la diversité requise, l’amour et ses dérives : dépit, haine, jalousie, colère (la violence particulièrement dévoilée pour la 3ème Entrées des Salamandres), passion, légèreté (4ème Entrée des Sylphes) … L’équivalent des dessins et compositions du peintre Boucher. L’heure est à la volupté et aux plaisirs, il est vrai pilotés et favorisés par la Pompadour ; même la Duval II fut impliquée dans le fameux « scandale du magasin » de 1732, où elle parut en tenue légère en compagnie de plusieurs messieurs dont Pancrace Royer, le danseur Dupré et le compositeur Campra… DUVAL, lascive et séductrice, probablement : elle dut quitter l’Opéra où elle était choriste depuis 1730. Elle réintégra l’institution en 1751 mais en fut renvoyée en 1754.
En dépit d’un texte trop convenu [qui n’a pas les attraits du livret de Fuzelier pour Rameau], le drame de Mademoiselle Duvall convainc par sa séduction mélodique, la virtuosité des voix aiguës, la théâtralité des voix plus graves (cf la partie de Numapire, pour baryton-basse dans l’Entrée des Salamandres)… comme l’allant des danses, rehaussé voire concurrencées par le relief des chœurs qui expriment déjà une solide maîtrise musicale. Mademoiselle Duval reste classique et son style équilibré comme aimable rejoint la couleur générale de l’époque, celle alors incarnée par Campra, Mouret, Blamont. Son modèle est plus lullyste que ramiste : à tel point que le scandale d’Hippolyte et Aricie de Rameau 3 ans avant [1733] ne semble guère avoir eu d’écho sur son écriture. Marie Leczinska commandera une reprise des Génies pour les soirées de ses appartement à Versailles [été 1738] avec les meilleurs danseurs et chanteurs de la troupe de l’Opéra, avec toujours étonnante claviériste au continuo, l’auteure Mademoiselle Duval II, sous la battue générale de Jean-Féry Rebel.
Tempérament précoce,
Mademoiselle Duval l’Aînée
éblouit dans le genre de l’opéra-ballet
grâce à ses « Génies », foisonnants et volubiles, de 1736…
L’approche de l’ensemble Il Caravaggio est d’autant plus méritante qu’il a fallu reconstituer les parties manquantes, nombreuses concernant les cordes de l’Orchestre et les chœurs car ne subsistait en l’état qu’une partition d’époque réduite chant / continuo. Le résultat est là : inspiré, cohérent, suractif et juste. Le Prologue affirme le style très expressif et caractérisé de la compositrice. L’argument justifie peu à peu la réalisation qui suit dans cet esprit de divertissement propre à enchanter et séduire… (Air : « Que la terre, que le feu… » d’une écriture aérienne pour le coup, dévolue à la basse impliquée : Guilhem Worms en Zoroastre, magicien et démiurge convaincant (CD1, plage 4). Puis, s’affirme l’Amour et ses vocalises ardentes (« Accourez jeux charmants », manifeste idéal d’une Pompadour, maîtresse des plaisirs, – mélismes et vocalises entêtantes magnifiquement incarnées assénées par Florie Valiquette, au timbre charnu et très agile (plage 9).
Dans la première Entrée (Les Nymphes) qui évoque les hasards heureux d’un riant bocage, aspirations, élans et langueurs sont excellemment incarnés par le duo Léandre (le galant infidèle et très indiscret) et la principale Nymphe (Anna Reinhold) – bientôt furieuse en fin d’action. Côté musiciens d’Il Caravaggio, on remarque la souplesse dramatique, comme la belle cohésion de la sonorité de l’orchestre, soignant la caractérisation de chaque séquence… très belle Passacaille des Nymphes (plage 28), surtout la coupe frénétique des deux Tambourins, qui porte en réalité la fureur de la Nymphe (plage 31) ;
Emblématique la 3ème Entrée (« les Salamandres ») affirme la justesse de la lecture. Le relief expressif de chaque figure féminine y est magistral. D’abord, c’est la belle plainte d’Isménide, implorante et douloureuse (Marie Perbost) ; un cheminement dans l’effusion impuissante et solitaire qui prend appui sur la passionnante caractérisation des héroïnes au timbre bien identifiable ; cela donne de l’épaisseur à chaque profil, en particulier ici, l’autorité furieuse puis compatissante de la même Anna Reinhold qui incarne une très convaincante Pircaride… Cette entrée vaut bien des opéras-ballets de la décade (1730), tant les situations s’enchaînent avec une économie délectable, un sens dramatique qui soigne la tension, les contrastes, dans cet esprit à la fois aimable et tout autant cynique ; car simultanément à Vivaldi et ses opéras sur la geste du Tasse (ses nombreux « Orlando »), Mademoiselle Duval semble comprendre comme peu, les vertiges et les rebondissements que cause un Amour capricieux, dût-il faire souffrir les coeurs trop tendres. Ici comem là, D’Italie à la Cour de Versailles, se déploie pertinent et mordant,un théâtre qui se fait labyrinthe de la souffrance amoureuse. La 3è Entrée ou « l’Amour violent » le démontre sans réserve.
Cécile Achille (l’Africaine) assure par son soprano souple et sensible l’incursion du sentiment amoureux plein de charme, alors qu’enragent les personnages qui en éprouvent la cruauté (Numapire et le chœur bien impliqué). – Frénétique est le saisissant Tambourin final qui exprime le déchaînement des éléments qui a précédé et qui comme une issue inéluctable, ravagé littéralement le rivage… le torrent de haine règne sur tout autre visage de l’amour. Instrumentistes et chanteurs en expriment la coupe vive, l’écoulement éruptif. Tout le collectif porte une énergie sanguine, frénétique, sauvage.
Par contraste, le début de la 4ème entrée (Les Sylphes) débute par une romance éthérée, amoureuse, de fait aérienne (récit et air du Sylphe du ténor bien articulé, intelligible Paco Garcia). Toute en légèreté, la Sylphide de Florie Valiquette incarne le sentiment badin, enivré qui prévaut dans ce dernier épisode, celui d’une séductrice qui apprend à son amant comment être idéalement volage. Il Caravaggio réussit d’autant mieux qu’outre l’expression de la badinerie fiévreuse, l’ensemble et sa directrice musicale, Camille Delaforge en expriment aussi l’urgence, l’impérieuse volonté de jouissance.
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CRITIQUE CD, Mademoiselle DUVAL II : Les Génies ou les Caractères de l’Amour – Il Caravaggio, Camille Delaforge (2 cd Château de Versailles Spectacles n°121 – enregistré Salle des Croisades du Château de Versailles en mars 2023 / CLIC de CLASSIQUENEWS mars 2024 / Parution : février 2024)
PLUS D’INFOS sur le site du label Château de Versailles Spectacles : https://tickets.chateauversailles-spectacles.fr/fr/product/1363/cvs121_2cd_les_genies
VIDÉO : Les génies de Mademoiselle Duval l’Aînée par Il Caravaggio / Camille Delaforge
Approfondir
LIRE notre autre critique CD IL CARAVAGGIO : Héroïnes – 1 cd Château de Versailles Spectacles : https://www.classiquenews.com/critique-cd-evenement-heroines-ensemble-il-caravaggio-camille-delaforge-1-cd-chateau-de-versailles-spectacles/