L-N Bestion de Camboulas imagine ici une nuit à Venise depuis la Piazza San Marco où se mêlent au gré des intervenants, citoyens dans leur ville, sacré et profane, hymnes virginaux, danses de rue, célébrations palatiales et processions ferventes. D’aucun sont souvent compositeurs de motets, cantates et messes tout en illuminant la scène opératique. Théâtres et autels sont deux scènes poreuses, investies par les mêmes compositeurs… D’église en canaux, le parcours se fait géographie musicale selon le dédale des rues, des escaliers, empruntés par les vénitiens, jusqu’au bout de la nuit.
Claudio Monteverdi est la figure marquante de ce périple nocturne et urbain : secondé par Alessandro Grandi, il a dirigé la chapelle dogale, ou Capella Marciana, disposant d’effectifs choraux et instrumentaux importants. Le programme éclaire son activité et celle de ses successeurs dont Cavalli, Legrenzi, Lotti… Celle de ses disciples à San Marco dont Giovanni Antonio Rigatti, formé au sein du chœur. Chacun acclimate selon sa sensibilité la célèbre suavité vénitienne, qui a été cultivée au siècle précédent par l’immense Titien.
Sacrée, profane…
Venise baroque jusqu’au bout de la nuit
Venise au 17è est un foyer indépassé en terme de vertiges incarnés, à la fois spirituels et suaves. Dans l’ombre Monteverdienne, plusieurs écritures sont ainsi ressuscitées. Les vertiges langoureux, extatiques de Legrenzi, en particulier dans l’Ingemisco puis Oro supplex (porté par l’alto très incarné et juste de Paulin Büngden, démuni, solitaire, fragile sur le fil de la vie humaine) et, aussi suave qu’implorant, aussi suppliant que presque halluciné ; ici plainte à la fois collective et murmurée dont les chanteurs font une communauté qui marche et doute, en une intranquille supplique… autant de prières interrogatives dont l’intensité culmine ensuite dans le Crucifixus d’Antonio Lotti, au dramatisme lui aussi lacrymal et tout en retenue extatique qui plonge dans le mystère de la nuit.
Bestion enchaîne avec ce qui semble en être la méditation et le commentaire, exclusivement instrumental (porté par la plasticité articulée des instrumentistes dont le cornet et l’orgue, lesquels engagent alors à la jubilation chorégraphique, comme une libération qui passe par la danse : « Gagliarda detta la Norsina »).
Distinguons la tendresse en un chant unifié de l’Agnus Dei de Francesco Cavalli à laquelle répond la vitalité lumineuse et remarquablement palpitante de la Sonata 16 de Fontana, – pertinent insert qui rappelle combien les fastes musicaux vénitiens du 17è ont aussi porté au plus haut l’écriture instrumentale aux côtés de celle vocale et lyrique. Fontana, violoniste virtuose, développe la sonate vénitienne avec un éclat remarquable.
Langueurs vocales où les accents fusent et percent comme des flèches ardentes et spirituelles, aussi affûtées que les tirades d’un opéra contemporain : voilà qui accrédite la sensibilité de Giovanni Legrenzi, lequel conclut idéalement ce programme 100% vénitien. Son « De profondis » montre combien ce modèle choral vénitien a inspiré Lully pour ses grands motets : relief et plasticité de la langue, vitalité du verbe collectif, chant devenu geste… Legrenzi favorise la porosité entre vertiges et exclamations s
acrées et profanes.
Restituant les couleurs et les vertiges harmoniques comme le relief des textes choisis, Les Surprises forment une très solide équipe de 8 chanteurs, octuor prêt à souligner les volutes courbes d’un verbe voluptueux. Chant madrigaliste, c’est à dire fusionné et chambriste, chant choral et fervent ou chant plus dramatique et incarné proche de l’opéra… L’équilibre soliste et collectif y est essentiel, central et totalement convaincant. Bestion de Camboulas en fait une éloquente fête spirituelle, un acte d’accomplissement général. Magistral vision pleine d’espérance et de partage.
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CRITIQUE CD événement. NUIT A VENISE : Monteverdi, Legrenzi, Fontana… Les Surprises / Louis-Noël Bestion de Camboulas – 1 cd Alpha classics – enregistré en mai 2022 à Saintes – CLIC de CLASSIQUENEWS printemps 2023.