Après une enthousiasmante exécution (par la phalange “maison”) de la 8ème Symphonie d’Anton Bruckner en février dernier (dirigée par Simone Young), l’Auditorium de Lyon continue d’honorer le Maître de Saint-Florian en invitant la prestigieuse phalange belge Anima Eterna Brugge, pour une exécution cette fois de la 3ème Symphonie (dite “Wagner”, mouture originale de 1873) – dirigée par rien moins que le directeur musical du Philharmonique de Berlin, alias Pablo Heras-Casado (également l’un des principaux chefs invités de la phalange flamande).
L’expérience à laquelle nous convie le chef andalou, pas encore quinquagénaire (né à Grenade en 1977), est une immersion intelligente et réfléchie, de Bruckner à Wagner, d’autant plus pertinente et convaincante que l’ambition des effectifs requis ici (Orchestre placée “à la viennoise”, contrebasses centrées au fond etc.) n’écarte jamais le souci de précision claire, de sonorité transparente et riche. C’est même un modèle de finesse et d’élégance à mettre à présent au crédit d’un jeune chef superbement doué (on le connaît davantage dans une fosse d’opéra que comme maestro symphonique). La Troisième Symphonie de Bruckner est une expérience d’abord spirituelle dont beaucoup de chefs ratent la réalisation soit par incompréhension et lourdeur déclamatoire, soit par réduction des nuances instrumentales. Or il y a beaucoup de finesse et de sensibilité ici dans l’alternance et le dialogue continu entre les pupitres : cordes, harmonie, cuivres. Lettré mais jamais pédant ni abstrait, Heras-Casado aborde les multiples (mais discrètes…) références de Bruckner aux opéras de Wagner, avec simplicité et franchise ; ainsi Tristan, bien présent et magnifiquement assimilé, dans le tissu orchestral du second mouvement, ainsi que Tannhäuser dans le Finale.
En orfèvre des équilibres orchestraux, veillant à la lisibilité comme à la cohésion du format et de la balance sonore, le chef révèle en définitive tout ce qui fait de la 3ème Symphonie de Bruckner une « oeuvre fondamentale » dans laquelle, après les deux premières, Bruckner trouve son écriture tout en demeurant dans le giron paternel, inspirant, de son modèle Wagner. La 3ème fut un four retentissant lors de sa création viennoise : confirmation d’une incompréhension totale au sujet du Bruckner symphoniste.
Dès le début du premier mouvement (noté « Mehr langsam, Misterioso »), le chef exprime l’humanité du parcours, celui d’un croyant sincère, qui doutant de lui-même comme artiste comme de sa foi ne transigent cependant pas sur les élans et l’ardeur qui portent toute la structure symphonique. Les multiples péripéties confiées aux pupitres des cordes, harmonie et aux cuivres, tour à tour, trouvent sous sa baguette, une évidence rhétorique, à la fois équilibrée et très détaillée. La somptuosité des timbres éblouit de part en part et confirme l’excellence artistique de l’orchestre flamand. Sur le plan expressif et poétique, le chef parvient surtout à concilier les faux ennemis, de l’intimité et du colossal. D’ailleurs, la symphonie – du moins dans ce premier mouvement – alterne constamment entre l’expression d’une aspiration personnelle profondément et viscéralement inscrite dans la chair la plus enfouie de l’auteur, invitation à un oubli suspendu extatique, et la présence terrifiante du colossal. C’est en relation avec l’être qui hésite et doute, propre de tout croyant qui se respecte, l’intime conviction et l’espérance enfouie confrontée à un destin voire une fatalité qui dépasse et submerge. L’épisode s’achève (et s’accomplit) en une série de fanfares puissantes et déclamatoires à l’énoncé irrésolu.
Le second mouvement – Adagio (cœur émotionnel du cycle), est murmuré dans la pudeur la plus intacte où percent les hautbois et les violons, gonflés, suractifs mais d’une rare finesse d’intonation. Tissant une irrésistible sensualité vibrante, portée par les somptueux cors, d’une noblesse infinie, le chef joue là encore la transparence et la clarté faisant surgir le songe et le rêve, ainsi l’accent du hautbois lointain d’une lueur (solitaire, poétique) toute tristanesque. Bruckner ainsi suggère par étapes et jalons progressifs, déploie des trésors de sensibilité dans une pâte flamboyante dont Heras-Casado parvient à capter la souple matière scintillante. Ses brumes wagnériennes éblouissant d’une intensité revivifiée, s’affirment dans le mystère. Dans le secret viscéral, moteur, central, qui n’appartient qu’à son auteur. Le souffle des cors structure tout l’épisode plus introspectif qu’au début, jusqu’à la dernière mesure énoncée, ténue basculant alors dans l’ombre.
Crédit photographique © Emmanuel Andrieu
Le 3ème épisode qu’est le Scherzo, vif et contrasté, permet enfin à la fanfare et aux cuivres pétaradants de revendiquer le premier plan, dans un sentiment de large insouciance. Les instruments comme libérés dialoguent avec les cordes, dont l’ivresse et la souple frénésie apportent libération et proclamation. Le dernier épisode rééquilibre l’écriture dans le sens d’une valse élégante, magnifiquement insouciante elle aussi aux cordes, bientôt rattrapée par le pupitre des cuivres aux déflagrations spectaculaires à chaque assaut; avant que les trombones n’éclairent différemment le final dans le sens d’un mystère qui s’épaissit puis enfin, une libération collective, victorieuse et lumineuse. Magistral !
En première partie de soirée, c’est Gustav Mahler qui était célébré, au travers de ses 5 “Rückert Lieder”, interprété par la mezzo britannique Dame Sarah Connolly (née en 1963), dont la grâce comme la profondeur (malgré le poids des ans…) sont d’emblée opérantes sur la scène du vaste auditorium lyonnais, même si la voix est parfois couverte par l’orchestre… Le somptueux mezzo de la chanteuse britannique incarne chaque caractère des 5 Chants (composés entre 1901 et 1902) entre équilibre, détente et respiration… Elle distille avec des moyens toujours assurés l’allure printanière du deuxième, dont l’esprit pastoral comme les thèmes instrumentaux rappellent le finale de la symphonie n°4, le désespoir du III aussi, sans omettre le souffle éperdu, distancié du IV (« Ich bin der Welt… »), aspiration vertigineuse dont le rêve extatique, cette expression d’une immobilité voluptueuse absolue, renvoie directement à l’Adagietto de la 5ème.
Malgré un public étonnamment clairsemé (vacances scolaires obligent ?…) , celui présent n’a pas boudé son plaisir, et a couvert d’une ovation mérité mezzo, chef et tous les excellents instrumentistes d’Anima Eterna Brugge !
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CRITIQUE, concert. LYON, Auditorium Maurice Ravel, le 28 octobre 2024. MAHLER / BRUCKNER. Dame Sarah Connolly (mezzo), Anima Eterna Brugge, Pablo Heras-Casado (direction). Crédit photographique © Emmanuel Andrieu.
VIDEO : Pablo Heras-Casado interprète la 4ème Symphonie (dite « Romantique ») d’Anton Bruckner à la tête d’Anima Eterna Brugge