Moins d’un mois après une enthousiasmante exécution de la grandiose 8ème Symphonie d’Anton Bruckner, c’est dans la non moins monumentale (1h30) – mais autrement déchirante – 9ème Symphonie de Gustav Mahler que l’on retrouve l’Orchestre National de Lyon, placé cette fois sous la baguette de son directeur musical, le violoniste et chef d’orchestre danois Nikolaj Szeps-Znaider. Depuis son arrivée en septembre 2020, reprenant les rênes des mains de l’américain Leonard Slatkin, il a fondamentalement fait évoluer et enrichit l’expérience des musiciens, n’hésitant pas à élargir le répertoire (jusqu’à l’opéra, avec Cosi fan tutte les 24 et 26 mais prochains), ou oser des partitions rares (la 4ème Symphonie de Carl Nielsen, en décembre dernier). Ce cycle Mahler s’inscrit dans un mouvement à la fois de renouvellement et d’accomplissement pour l’Orchestre. Et avant la Titan (Première Symphonie) le 5 juin prochain, c’est donc à le dernier des opus symphoniques (achevés) de Gustav Mahler, la bouleversante 9ème Symphonie, que le chef et sa phalange se confrontent.
Et pour cette 9ème Symphonie, donnée à guichet fermé en ce samedi 9 mars, ferveur et concentration, puissance et volupté sonores sont au rendez vous. Tout le cycle orchestral exprime l’élan de vie et en même temps, le renoncement et l’adieu au monde… Si les précédentes symphonies mettent en scène en un mouvement parfois furieux et impétueux, les sentiments mêlés d’un homme marqué par le destin (démission de l’Opéra de Vienne, décès de sa fille, bientôt diagnostic de la maladie aux poumons…), Mahler exprime un nouveau sentiment dans la 9ème : une conscience élargie de lui-même et une sérénité intime, inexorable. L’aboutissement d’un travail intime sur la douleur. Ce cheminement introspectif, qui porte de fait le signe d’un adieu, célèbre en réalité l’avènement d’un nouveau Mahler, comme enrichi et renforcé par les épreuves vécues. C’est pourquoi dans le flux orchestral – parfois cynique, exalté, fantaisiste mais aussi éperdu, tendre ou nostalgique – se précise une nouvelle acuité personnelle qui porte (comme dans la 8ème…) un indéfectible espoir.
La clairvoyance de Mahler se lit dès le premier mouvement (Andante comodo) et l’adieu ou la déchirure intime qu’il exprime en filigrane est le désamour de son épouse Alma ; le rictus diabolique du second, qui singe et parodie un Ländler, frêle danse dérisoire liée à la vaine agitation terrestre… Le bizarre du Rondo-burlesque (3ème mouvement) s’il est d’essence parodique et grinçante, n’en demeure pas moins « très décidé » : la détermination de Mahler confirme qu’il est pleinement conscient, jamais victime larmoyante : Nikolaj Szeps-Znaider semble mesurer les enjeux poétiques, spirituels, expressifs, toutes les tensions poétiques de ce jeu à double voire triple lecture : tout indique la maturité du regard mahlérien sur la vanité bouffonne de la réalité et de la condition humaine ; organisant la texture symphonique avec un naturel, un sens des équilibres, une rage éloquente et ce réel souci du détail instrumental. Spirituel, mesuré, intérieur et mystérieux, l’Adagio final semble recueillir comme un dernier scintillement, l’opération quasi alchimique de la 8ème, en particulier la sublimation du corps de Faust dans la 2ème partie. Mahler conclut dans un flux orchestral de plus en plus dépouillé et suspendu, diaphane et évanescent, où l’âme s’élève à mesure qu’elle se libère de sa gangue matérielle : une élévation que le Danois cisèle, caresse dans la complicité et avec une écoute progressive avec les instrumentistes.
De la lumière au silence, de l’exaltation vitale au murmure, puis au souvenir du murmure… les derniers accords sont comme un immense paysage à l’infini lointain imperceptible car le compositeur élargit au-delà de l’entendement l’espace orchestral, qui devient pure poésie, après l’énoncé ultime du gruppetto, dernier signe de vie et de souffle : tout continue dans ce basculement vers l’ineffable. Le passage (comme dans le dernier mouvement de la 6ème Symphonie dite « Pathétique » de Tchaïkovski), principalement incarné par le voile des cordes, est porteur de métamorphose et de transcendance, l’indice d’un accomplissement. Et dans le chant du violoncelle solo, l’expression d’une tendresse enivrée, enchantée comme au temps de l’innocence…la promesse du pardon final, une croyance viscéralement acquise par Mahler parvenu au terme de son périple symphonique. Autant de jalons réalisés ici par Szeps-Znaider et son formidable orchestre, qui reçoivent bien légitimement – après les près de 20 (!) secondes de silence absolu qui suivent la dernière note – des tonnerres de vivats. Bouleversant !
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CRITIQUE, concert. LYON, Auditorium Maurice Ravel, le 9 mars 2024 (18h). MAHLER : Symphonie n°9. Orchestre National de Lyon / Nikolaj Szeps-Znaider (direction). Photos (c) Emmanuel Andrieu.
VIDEO : Semyon bychkov dirige la “9ème Symphonie” de Gustav Mahler à la tête du Czech Philharmonic (2019)