A l’occasion de la sortie européenne de son intégrale des oeuvres pour piano de Ravel (Et’Cetera), Keigo Mukawa a donné, le 7 février dernier, un récital à Paris dans une Salle Cortot bien remplie. Son programme, constitué de pièces de Schumann, de Ravel, de Chopin, de Hayasaka et de Rachmaninov, révèle pleinement sa personnalité musicale. Comme tous les artistes authentiques qui poursuivent leur chemin loin des tapages médiatiques, Keigo Mukawa est un pianiste discret. Mais quiconque a assisté à un de ses concerts, ne serait-ce qu’une seule fois, est séduit par son exceptionnelle musicalité et par la finesse de son jeu.
Né en 1993 au Japon, ancien élève au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris où il a obtenu le diplôme d’Artiste-Interprète en 2021, Keigo Mukawa s’est déjà largement imposé dans son pays natal. Les pianophiles français l’ont découvert d’abord au Concours d’Épinal, en 2015, où il a obtenu le 3e prix. Puis, à Paris, le Concours Long-Thibaud Crespin en 2019 l’a mis sous les projecteurs avec son 2e prix (certains pensent qu’il aurait mérité le 1er Grand Prix…). En 2021, il a occupé la 3e place sur le podium du prestigieux Concours Reine Elisabeth. Son dernier enregistrement, l’intégrale des œuvres pour piano de Ravel, sorti au Japon en novembre 2022, a été accueilli avec enthousiasme par la Critique. Le double album sort enfin en Europe, le 23 février, sous le label Et’cetera ; à cette occasion, les « Nuits du Piano Paris » offraient une délectable soirée à la Salle Cortot.
Son programme révèle pleinement sa personnalité musicale, disions-nous. Cela se prouve dès les premières œuvres, rares en concert : un extrait de Album für die Jugend (Album pour la jeunesse) op. 68 et Nachtstücke (Pièces nocturnes) op. 23 de Schumann. Tout de suite, on remarque indéniablement la fluidité, l’élan et la grande élégance de son jeu. Ces trois qualités sont constamment présentes tout au long du récital, associées à d’autres points forts, notamment la beauté du son. Il canalise les caractères changeants de Schumann avec un lyrisme naturel, sans jamais tomber dans l’excès, avec un dosage admirable de l’énergie, adaptée à chaque pièce. Nous commencions à nous habituer à un son clair mais posé dans Schumann, quand, les premières notes de la Sonatine de Ravel se font entendre, et il nous surprend alors avec la sonorité plus cristalline, plus légère, plus aérienne aussi. Le premier mouvement est régi par une certaine régularité, mais avec une flexibilité subtile dans chaque séquence. Le « Mouvement de Menuet », malgré un tempo assez lent, ne se dilate pas, montrant sa maîtrise parfaite du style ravélien. Quant au finale, fabuleusement « animé » comme l’indique le compositeur, il s’écoute d’une seule traite. Il fait de cette pièce un récit, une sorte de mini-poème symphonique, tant les couleurs et les tempéraments changent à chaque mouvement, à chaque page et à chaque phrasé. Il conclut la première partie avec l’« Alborada del Gracioso » (extrait de Miroirs), impeccablement mis en place, avec des détails minutieusement réfléchis, comme ces accents en reliefs sur certaines notes, et de petits passages finement glissés ou encore des rubati à peine perceptibles. Le tout dans un art de pédale mûrement élaboré, laissant parfois certaines notes dans une dissonance volontairement créée par différentes techniques pédestres.
La deuxième partie est encore révélatrice de son idée musicale. Le Nocturne en sol mineur op. 15-3 et la Quatrième Ballade de Chopin sont extrêmement « propres » mais son remarquable sens dramaturgique permet d’attirer l’attention de l’auditeur sur l’intériorité du compositeur, au-delà de l’aspect purement technique. Cela se confirme dans les petites pièces « enfantines » de Fumio Hayasaka (1914-1955), compositeur pour des films de Kenji Mizoguchi et Akira Kurosawa. Notre pianiste transforme ces comptines faciles en de véritables miniatures qui évoquent les Scènes d’Enfants, avant de culminer toutes ses vertus pianistiques dans les Variations sur un thème de Corelli de Rachmaninov. Entre la tension et le relâchement, non seulement musicalement mais aussi physiquement, il contrôle parfaitement l’aspect belliqueux du son, sans agressivité, ainsi que les passages romantiques sans aucune banalité ni vulgarité. Une fois de plus, il nous étonne par son élégance, plus ou moins pudique – ou confiante selon les moments -, rendant son interprétation irrésistiblement attachante.
Après ce long programme, il prend parole pour des remerciements, puis joue, en bis, la « Sarabande » de la 5e Suite française de Bach, qui clôture la soirée par une atmosphère de sérénité.
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CRITIQUE, concert. PARIS, Salle Cortot, le 7 février 2024. SCHUMANN / RAVEL / CHOPIN / HAYASAKA / RACHMANINOV. KEIGO MUKAWA (piano).
Video : Keigo Mukawa interprète les « Variations sur un thème de Corelli » de Rachmaninov au Concours Reine Elizabeth (2021)