La nouvelle et très attendue création de Raphaël Pichon et Romeo Castellucci a été présentée avec beaucoup de succès à l’Opéra National d’Amsterdam. Fresque poétique découpée en six « Libri », comme le faisaient les poètes de la Renaissance et du XVIIe, cette œuvre composite se construit autour de l’âme humaine, de l’amour et de la souffrance. Aboutissement d’un projet de plus de 7 ans, Raphaël Pichon avait déjà enregistré un certain nombre de pièces (ré-utilisées ici) dans le très beau disque “Stravaganza d’amore” (Harmonia mundi 2022).
Romeo Castellucci est un génie incontestable de la beauté. Il n’est pas une seconde de ce spectacle qui ne soit d’une beauté parfaite : composition, couleurs, choix des costumes, lumières… Tout hypnotise le regard et se marie avec le caractère parfois très abstrait de la musique du XVIIe. La violence de certains tableaux (torture, mises à mort, faux sang) n’enlève rien à cette beauté et ne provoque jamais au dégoût. Au contraire, on entre au plus profond de ce que veut dire le mot “baroque”. Au-delà de ça, Castellucci y mêle avec beaucoup d’intelligence ce qui a inspiré les artistes du début du XVIIe dans leur invention de l’opéra : la noblesse poétique du XVIe siècle. Les « Libri » qui divisent l’œuvre sont illustrées par des grandes couvertures élégantes sur lesquelles le titre est inscrit, et l’économie de mouvement participent de cet imaginaire renaissant.
On peut pourtant questionner le sens des choix artistiques de la mise en scène par rapport à la partition (ou bien des choix musicaux par rapport à une mise en scène…), l’image exprimant parfois un sentiment opposé au texte des airs ou des madrigaux choisis. Quand bien même le sens ne serait pas celui du texte, il est dommage que ce soit si difficile de trouver le lien.
Musicalement, l’Ensemble Pygmalion, ici à son plus haut niveau, sert un plateau de choix. La soprano Janine de Bique nous touche au plus profond de notre âme. Son expressivité passe par un arc en ciel de couleurs et de nuances, allant jusqu’à des pianissimi déchirants, notamment dans ce qui est un des chefs-d’œuvre de Monteverdi : « La Lettera amorosa », à la fin de l’avant-dernier « libro ».
À ses côtés, jusqu’à un suicide final, le baryton roumano-hongrois Gyula Orendt est à l’aise avec ce répertoire difficile et exigeant qu’il sert avec puissance et précision. Katia Ledoux fait montre de beaucoup de caractère, de puissance et d’assurance. Parfois, la diction manque de clarté. Zachary Wilder, enfin, est un ténor des plus gracieux dont la légèreté et la clarté font honneur au texte musical. Son dynamisme très précis et sa connaissance de ce répertoire en font l’artiste idéal pour cette musique.
Enfin les 5 madrigalistes Camille Chopin, Perrine Devillers, Renaud Brès, Constantin Goubet et Guillaume Gutierrez donnent un impression de cohésion et d’unité magnifique grâce à un travail de dentelle avec Raphaël Pichon. Ce dernier a fait pour ce spectacle un travail des plus titanesques. L’agencement des pièces les unes par rapport aux autres est parfait, tout se tuile avec un grand naturel, en passant de pièces anonymes du milieu du XVe siècle, à la musique contemporaine composée pour l’occasion par Scott Gibbons.
Et comme toujours avec l’Ensemble Pygmalion, nous sommes subjugués par ce chœur inoubliable, souple, exact, coloré et touchant.
Un grand moment musical et scénique où nous n’avons pas vu le temps passer !
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CRITIQUE, opéra. AMSTERDAM , De Nationale Opera, le 15 Novembre 2024. MONTEVERDI, CACCINI, PERI : Le Lacrime di Eros. G. Orendt, J. De Bique, K. Ledoux, Z. Wilder… Romeo Castellucci / Raphaël Pichon. Toutes les photos © Monika Ritterhaus