Après avoir été l’une des productions lyriques victimes de la Pandémie, le trop rare Saint-François d’Assise d’Olivier Messiaen – qu’Aviel Cahn voulait mettre à l’affiche de sa première saison à la tête du Grand-Théâtre de Genève – fait les beaux soirs de l’institution lémanique. Victime aussi d’une mauvaise réputation, à cause de sa longueur (4h30 et sa “lenteur”), l’unique opus lyrique du compositeur français est pourtant un des chefs-d’oeuvres absolus du XXème siècle, et à titre personnel, nous nous sommes aussitôt acclimatés aux interminables litanies de cet opéra très particulier. D’une insistance hypnotique démesurée, la musique a tôt fait de nous envoûter, car elle s’avère d’une incroyable envergure émotionnelle et d’une indéniable efficacité – de la mélodie suave de l’Ange musicien à l’explosion solaire du finale de l’acte III, d’un rayonnement comparable aux sublimes Guerre-Lieder de Schoenberg.
Encore faut-il qu’un maître d’œuvre entraîné et/ou passionné par le “mastodonte” avance bien, ce qui est bien le cas ce soir du directeur musical de l’Orchestre de la Suisse Romande, le chef allemand Jonathan Nott, qui propose une lecture “évidente” de cette superbe partition. Quand bien même “reléguée” dans la seconde moitié du plateau genevois, la phalange romande brille par sa souplesse d’exécution, avec un chef qui a l’art de faire défiler des dizaines de pages de la partition, pour mieux mettre en exergue soudain un moment vraiment décisif. Et ainsi placé, l’orchestre – et tous ces cuivres, percussions en batterie et ondes martenot, ne font pas (pour une fois…) concurrence aux voix, à commencer par celle magnifiquement intelligible et projetée du baryton britannique Brian Adams. Il brille encore plus par son humanité et sa présence magnétique, et son endurance pour laquelle il possède les épaules requises. Ales Briscein, à l’émission haute et claire, compose un Lépreux suffisamment crédible et poignant, tandis que la soprano française Claire de Sévigné offre à l’auditoire son timbre lumineux et soyeux, et avec une émission raffinée qui rendent son Ange intensément émouvant. Quant aux multiples Frères, ils s’avèrent vocalement tous irréprochables, avec un naturel convaincant et une humilité toute franciscaine dans leurs tempéraments divers, et l’on ne pourra ainsi établir de palmarès entre le Frère Léon de Kartal Karagedik, le Frère Massé de Jason Bridges, le Frère Élie d’Omar Mancini, le Frère Bernard de William Meinert, le Frère Sylvestre de Joé Bertili ou encore le Frère Rufin d’Anas Séguin. Quant au chœur maison, il se montre d’une puissance expressive qui subjugue.
Connu pour ses sculptures provocatrices (dont le fameux coup de tête de Zidane sur Materazzi), le plasticien franco-algérien Adel Abdessemed a été choisi par Aviel Cahn pour mettre en images l’ouvrage de Messiaen. Mais il ne joue pas ici la carte de la transgression ou de la provocation, en se montrant respectueux et en se contentant de moderniser parfois l’action, à l’instar des frères habillés de déchets divers, dont des éléments électroniques. Certaines images restent cependant énigmatiques, à l’image de cette énorme colombe ensanglantée au II, ou ce dromadaire empaillé qui monte dans les cintres, au III ? Des projections vidéos sont projetées sur deux immenses cercles qui descendent des cintres par intermittence, comme cette boule de feu qui change de couleurs et ces nombreuses images d’oiseaux… dans le fameux “prêche aux oiseaux” ! Mais hors la scénographie variée et mouvante, signée par Abdessemed lui-même, il ne se passe pas grand-chose sur scène, la direction d’acteurs étant réduite ici à son stricte minimum, avec un statisme qui réduit le champ d’action des chanteurs.
Malgré cette réserve, on salue la production, mais surtout cette œuvre puissante qui se dégage du temps pour atteindre “l’authentique permanence”. On comprend qu’elle puisse en agacer certains, mais un agnostique l’apprécie pleinement.
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CRITIQUE, opéra. GENEVE, Grand-Théâtre (du 11 au 18 avril 2024). MESSIAEN : Saint-François d’Assise. Robin Adams / Adel Abdessemen / Jonathan Nott. Photos (c) Carole Parodi.
VIDEO : Trailer de « Saint-François d’Assise » de Messiaen selon Adel Abdessemed au Grand-Théâtre de Genève